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Se plairait à jouir du radieux matin :
Mais sa tâche l’attend ! Qu’importe le satin
De la mousse, pour lui, l’esclave volontaire ?
Il se dit, en creusant le sillon dans la terre :

« — tout à l’heure j’aurai terminé mon travail,
« Quand mes jeunes chevaux, fumans jusqu’au poitrail,
« Seront las, je viendrai, pour retrouver haleine,
« Jouir de ce tableau merveilleux de la plaine… »

C’est bien. Le laboureur travaille. Le soir vient,
Le sillon est creusé : joyeux, il se souvient,
Et regarde… La nuit s’est partout épandue ;
La chanson de l’oiseau, qu’il avait entendue,
A cessé, le ruisseau jase seul en courant ;
Le bois sombre a perdu son reflet transparent,
La campagne a vêtu son linceul d’ombre épaisse,
Et l’horizon noirci dans le brouillard s’abaisse.
Le paysan, courbé sous son âpre devoir,
A peiné tout le jour sans qu’il ait pu rien voir !

Ainsi pour l’homme ; ainsi pour l’existence humaine.
Dix ans, trente ans, on porte une pesante chaîne,
La chaîne du travail qui ne veut pas cesser !
Que de choses on voit à ses côtés passer !
Que de plaisirs, d’amours, qui vous feraient envie !
Impossible. On travaille, on consume sa vie.
On se dit : « — Je pourrai jouir de tout demain. »
Et courageusement on poursuit son chemin…
Mais lorsque l’on pourrait réaliser son rêve,
L’inévitable mort paraît, qui vous enlève,
Et l’homme s’aperçoit, quand le soir est venu,
Qu’il a vécu longtemps sans avoir rien connu !

ALBERT DELPIT.