Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 21.djvu/944

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

frontières était une transition. La Provence, n’est-ce pas déjà l’Italie ? un même peuple n’habite-t-il pas les deux revers des Pyrénées ? le Normand, agriculteur, industriel et marin, ne ressemble-t-il pas par le génie à l’habitant de cette Angleterre qu’il a un jour colonisée ? notre département du Nord n’est-il point une petite Belgique, laborieuse et riche ? et que d’analogies entre le Franc-Comtois et son voisin de Suisse ! L’Alsace complétait ce bel ensemble d’un pays, un dans sa variété, dont les enfans, contens de vivre sous la même loi, s’entendaient, bien qu’ils parlassent flamand au nord, celte à l’ouest, basque et provençal au midi, allemand à l’est. L’ensemble n’existe plus ; à l’est, au lieu d’une transition, il y a une brèche, menacée, mais aussi défendue par des fusils toujours chargés. Que dirait-on en Allemagne, encore une fois, si nous revendiquions des provinces qui si longtemps ont vécu avec nous et fourni à notre patrie tant d’artisans de sa gloire, avec cette âpreté que met M. Daniel à réclamer les « états extérieurs » et une si large portion du sol qui nous est resté ? Passe encore, si ce livre était unique en Allemagne ; mais ce professeur fait école chez nos voisins : il n’est si maigre auteur qui ne prenne modèle sur lui, et je pourrais citer un atlas populaire que la médiocrité de son prix fait pénétrer partout : la portion de la Lorraine, restée française, a sa teinte spéciale, qui la distingue de la Champagne et la confond presque avec la partie annexée ; au lieu de Nancy, on y vit Nanzig. Ce sont là sans doute des fantaisies de pédagogue, et des livres de classe ne sont point œuvres politiques ; mais nous avons de trop bonnes raisons pour nous défier d’une érudition qui est armée en guerre, et d’une philologie qui fait des annexions.

Le livre du professeur français témoigne au contraire qu’on sait porter, chez nous, des jugemens où une douleur légitime ne prévaut pas contre la vérité. M. Himly, à l’endroit où il parle de la frontière du Rhin, paraît craindre que sa sincérité ne lui attire « d’amères récriminations. » Il se trompe. Son livre n’est pas pour le vulgaire : les lecteurs y trouveront sans peine la preuve d’un travail poursuivi durant de longues années, et, s’il en est qui aient fait une étude spéciale de quelque partie de cet immense sujet, ils admireront la sûreté d’une science qui n’a omis aucun détail de quelque importance, ni reculé devant aucune difficulté. L’auteur s’adresse à ceux qui voudront, l’atlas en main, l’esprit attentif et recueilli, se laisser guider par lui à travers les obscurités d’une géographie et d’une histoire compliquées. Ceux-là n’ont pas besoin que l’on flatte en eux les mauvaises passions, l’amour-propre mal entendu et la haine. Ils veulent simplement savoir et comprendre ; ils remercieront l’auteur d’avoir voulu simplement expliquer et enseigner.


ERNEST LAVISSE.