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comme je le fais ! » Burgos reprit sa marche et vint s’asseoir tranquillement sur la banquette fatale. Tout à coup, il se met debout, et s’écrie à haute voix : « Mais quel crime ai-je commis ? Est-il possible que je meure ainsi ? Mon Dieu, il n’y a donc plus de justice sur terre ? » Aussitôt une dizaine de moines d’ordres différens se précipitèrent vers lui, l’entourèrent de leurs bras, et l’obligèrent à s’asseoir de nouveau en le suppliant de mourir en chrétien. Le malheureux obéit, mais en sentant qu’on l’attachait avec des cordes, il se leva encore en disant : « Mais je suis innocent ! — Jésus-Christ l’était aussi, » répliqua un des moines. À ces paroles, la résistance de Burgos cessa. Avant de serrer l’écrou, l’exécuteur vint s’agenouiller devant le condamné : « Père, lui dit-il, pardonnez-moi si je vous tue. Je ne voudrais pas le faire. — Je te pardonne, fils, mais je te prie de remplir ton devoir. » Le bourreau se signa, et une minute après Burgos n’existait plus.

La foule, qui avait entendu les protestations du dernier supplicié, avait été vivement impressionnée. Lorsqu’elle vit le bourreau s’agenouiller, elle suivit son exemple et se mit à réciter à voix haute la prière des agonisans. Plusieurs Espagnols, en entendant ces voix s’élever confusément, en voyant le mouvement pieux des Indiens, crurent à une démonstration et se mirent à courir épouvantés vers la ville de guerre. Ceux qui les virent s’enfuir, pâles de crainte, les imitèrent, et il s’ensuivit une panique qui fit des victimes. Quelques minutes après, le capitaine-général, don Rafaël Izquierdo, qui attendait au boulevard du Presidio la fin du drame, apparut, précédé d’un bruit de fanfares, sur le champ funèbre, à la tête d’un brillant état-major ; le gouverneur venait passer en revue la garnison qui avait été sous les armes depuis le lever du jour.

En terminant cette étude, qu’il me soit permis de dire aux ministres de la Péninsule que ce n’est point par la terreur que l’Espagne s’attachera la population indigène de l’archipel des Philippines. Il ne faudrait pas cependant beaucoup de concessions pour gagner au roi Alphonse l’affection de ses doux sujets du Pacifique. Il suffirait de leur accorder une représentation aux cortès et le droit, — commun à tous les Espagnols, — d’occuper un emploi dans les administrations civiles, religieuses et militaires de l’état. C’est pour s’être refusée à des revendications de cette nature que l’Espagne, au commencement de ce siècle, a perdu le plus grand nombre de ses colonies, et que Manille, « la perle de l’Orient, » a failli se détacher de sa couronne.


EDMOND PLAUCHUT.