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ils se rendirent auprès du gouverneur et de l’archevêque pour la lui faire refuser. Non-seulement le gouvernement n’accorda pas le privilège demandé, mais encore il ordonna à l’alcade de Tayabas de jeter en prison ceux des dévots qui assisteraient aux prédications. Apollinaire se retira sur une montagne, où son premier soin fut d’élever une chapelle. La foule l’y suivit, et des provinces environnantes accoururent des milliers de curieux avides de l’entendre. C’est alors que l’apôtre perdit la tête. Il proposa à ses disciples d’élire un archevêque et cinq évêques pour desservir le temple qu’il venait d’édifier. Son nom sort le premier de l’élection, mais bientôt, peu satisfait de son titre, Apollinaire se fit proclamer pontife suprême par les cinq évêques.

La nouvelle qu’un pape indigène venait d’être élu se répandit dans tout l’archipel. Autant par curiosité que par dévotion, chaque fidèle voulut aller visiter la sainte montagne et le nouveau souverain spirituel. Les moines crièrent au sacrilège, accusèrent Apollinaire de dépasser Luther en hérésie et supplièrent le capitaine-général de disperser par la force la tourbe fanatique. L’alcade de Tayabas, vital, reçut l’ordre de se rendre avec la garde urbaine au sanctuaire et d’en déloger ceux qui s’y trouveraient. Ces derniers étaient nombreux ; il y eut résistance, et, dans la mêlée, vital fut tué. Ce qui n’avait été qu’un pèlerinage, un prétexte à voyage, devint alors une révolte sérieuse. Le brigadier Huet reçut aussitôt l’ordre de partir avec de la cavalerie pour la province de Tayabas et d’y détruire les révoltés. Ceux-ci se fortifièrent, montèrent quelques petits canons sur la hauteur ; leur résistance ne fut pas longue. Tout être vivant rencontré sur le plateau fut sabré : Apollinaire, à genoux, un Christ à la main, tomba le premier. Les vieillards, les femmes et les enfans, réfugiés dans l’église, furent également passés au fil de l’épée. On enterra un millier de cadavres. Ceux des Indiens de la province qui craignirent d’être inquiétés gagnèrent sans idée de retour les montagnes des tribus insoumises ; un instant, on craignit que toute la région ne se dépeuplât.

Il y a un épilogue non moins sanglant à ce drame. Les soldats du 3e régiment de ligne, en garnison à Manille, étaient composés en grande partie d’indigènes de Tayabas. Un des leurs, le sergent Samaniego, les réunit, leur retrace la tuerie de leurs proches sur la montagne sainte, les injustices dont ils sont victimes, et les exalte au point de les entraîner à prendre d’assaut la forteresse de Manille. Les insurgés y rencontrent des déportés politiques récemment arrivés d’Espagne. Au lieu de les massacrer, Samaniego les enferme dans une enceinte voûtée afin que ses compagnons, surexcités par le triomphe, ne leur fassent aucun mal, compassion bien extraordinaire chez un soldat qui ne se révoltait que pour se venger