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On répète assez volontiers que la sculpture a aujourd’hui la suprématie sur la peinture. Cette opinion très arbitraire, le sérieux examen du Salon de 1877 ne permet pas de s’y associer. Où donc s’affirme la prétendue supériorité des sculpteurs ? Au point de vue de l’exécution seule, trouve-t-on beaucoup de marbres qui l’emportent sur le portrait de M. Thiers par M. Bonnat, sur le Saint Jean-Baptiste de M. Henner ? Au point de vue du style, il y a peu de sculptures qui égalent la Glaneuse de Jules Breton. Si la statuaire, le plus concret de tous les arts, en est aussi le plus idéal et le plus élevé, cela tient à son essence même, à son but, à ses traditions, à la matière qu’elle emploie, et nullement aux sculpteurs contemporains. Savoir gré aux statuaires de rester fidèles au nu et à la draperie, ce serait louer un prisonnier de son humeur casanière. Les sculpteurs sont emprisonnés dans un cercle de certains sujets et de certains types dont ils ne peuvent sortir ; il ne saurait y avoir de bambochades ni d’essais impressionnistes en statuaire. Mais si les sculpteurs n’osent pas renoncer aux types consacrés, avec quelle licence les interprètent-ils ! Il y a bien peu d’œuvres qui, comme le Mariage romain de M. Guillaume, soient conçues d’après les lois raisonnées et pondérées de la statuaire. On fait voler des figures massives, on donne à des muses des poses de danseuses, on place des dieux dans des attitudes d’équilibristes. On confond l’esthétique du sculpteur avec celle du peintre, et on fait de la peinture en marbre. On cherche le pittoresque, la grâce, l’effet, la sentimentalité, on imagine des attitudes contournées et des silhouettes bizarres, on exprime des musculatures forcées ou des gracilités chétives. Mais qui précise la beauté des formes dans la sévérité des lignes, qui marque la simplicité des attitudes, qui accuse la grandeur du caractère, qui a souci de l’eurythmie statuaire, qui entend cette maxime d’Aristote, que nous voudrions voir graver au seuil des ateliers : le beau est dans l’ordre, τὸ ϰαλὸν ἐν τάξει ἐστί (to kalon en taxei esti) ? Si on songe aux exigences de leur art, les sculpteurs n’ont pas un idéal plus élevé que celui des peintres, et leur excuse est moins valable, car la peinture, qui est multiple, a mille moyens et mille buts, au lieu que la sculpture, qui est une, n’a qu’un seul moyen et qu’un seul but : l’expression du beau. Platon a dit dans le Timée : L’artiste qui, les yeux fixés sur le beau immuable, en reproduit les formes et le caractère, fera une œuvre impérissable, tandis que celui qui se laisse séduire par les trompeuses apparences ne créera que des œuvres éphémères.

Henry Houssaye.