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goût et le mauvais goût du public se donnent libre carrière. Aujourd’hui la faveur est à l’exécution sèche et minutieuse ou à la facture extrêmement lâchée. Pas de milieu entre MM. Lambron et Léo Hermann, qui peignent, comme on grave, à la pointe sèche, et MM. Gœneutte et Gonzalès, qui ont des contours bavochés, un modelé intérieur à peine ébauché et des fonds à l’état d’esquisse. Pour les sujets, la vogue est aux scènes de la vie contemporaine comme la Sortie de Saint-Philippe-du-Roule de M. Béraud, ou le Boulevard Rochechouart de M. Gœneutte, ou aux compositions égrillardes, pour ainsi dire à double entente, si on nous passe cette locution démodée, comme le Nouveau Commis de M. Vibert ou la visite imprévue de M. Van den Kerckhove.

M. de Nittis est le chef, sinon le maître, de la nouvelle école des « croqueurs en plein vent. » Lui au moins a de l’esprit, de la couleur, une sérieuse connaissance de la perspective linéaire et le don de la perspective aérienne. Sa Vue du Pont-Royal est, après tout, un fort joli tableau. Le point de vue est pris de l’angle du Pont-Royal et du quai Voltaire. A gauche, c’est la Seine avec ses bateaux-mouches et ses chalands, puis le pont des Saints-Pères découpant les cercles de fer de ses arches, puis au loin le quai du Louvre, le quai de l’École et la lourde silhouette de la tour-Saint-Jacques qui s’estompe dans un ciel d’octobre. A droite, c’est tout le quai Voltaire fuyant dans la perspective. Voici les maisons, les boutiques, les kiosques bariolés d’affiches des marchandes de journaux, les baraques des surveillans de voitures, les arbres de la berge dont les branchages dépouillés s’élèvent au-dessus des parapets surchargés des boîtes à livres des étalagistes. Au premier plan, contre le parapet du pont passe une bonne conduisant deux babys. Non loin d’elle, deux vieux bibliophiles bouquinent avec passion ; l’un feuillette une brochure ; l’autre regarde avec une grosse loupe si cet in-12 est sans défaut. Un élégant s’est arrêté près du kiosque pour acheter le journal du soir. Le trottoir est encombré de passans ; sur la chaussée courent les fiacres, les camions et les omnibus. Tout cela vit, marche, s’agite et grouille dans l’air et dans la lumière. Les premiers plans manquent de fermeté ; la bonne et les enfans, par exemple, sont d’une facture trop lâchée ; mais les fonds s’éloignent avec une singulière impression de vérité optique.

Parmi ceux qui s’inspirent avec plus ou moins de liberté de M. de Nittis, il faut citer M. Poirson, M. Jean Béraud, M. de Thoren, M. Victor Gilbert, M. Duez, M. Hayon, M. Sicard, M. Gœneutte, M. Kaemmerer, — j’en passe et de plus mauvais ! Il y a une vive couleur et une certaine vigueur de modelé dans le Marché de Maubeuge de M. Victor Gilbert. Un autre marché, celui du Quai Saint-Aubin,