Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 21.djvu/824

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aussi n’est-il pas étonnant que le mariage de Clèves séduisît l’esprit un peu fantasque, mais toujours lucide et patriotique, de François Ier. Henri d’Albret était contraint de dissimuler ; il était entré dans la ligue que François Ier préparait contre l’empereur, avec l’électeur de Saxe, parent du duc de Clèves, avec le landgrave de Hesse et le roi de Danemark ; il n’en continuait pas moins des négociations secrètes au sujet du mariage de sa fille avec l’Espagne. Il se servait dans cette négociation d’un Navarrais, don Juan Martinez Descurra. Il eut lui-même une entrevue secrète avec Bonvalot le 9 avril 1540, dans la campagne, près de Watteville. Le Béarnais se plaignit du roi de France, dit qu’il n’avait signé qu’à regret les accords avec le duc de Clèves, que, pour sa fille, on pouvait l’enlever, la soustraire au roi de France ; il demanda que le secret le plus absolu fût gardé à l’endroit de sa femme, la reine de Navarre.

On possède toutes les lettres que Bonvalot écrivit à l’empereur pour rendre compte de cette curieuse négociation. Le Béarnais spécifiait pour lui-même la restitution de la Navarre espagnole. Jeanne d’Albret était en ce moment près d’Abbeville avec sa mère ; on devait la mettre à cheval et la mener en Flandre. Charles-Quint hésitait et ne prenait point de parti. « Le génie de Charles-Quint., dit M. de Ruble, se mouvait mal à l’aise au milieu des affaires qui exigeaient une prompte solution. Ce grand homme, opiniâtre dans ses desseins, doué d’une fermeté qui lassait ses ennemis, poussait jusqu’au défaut la lenteur et la circonspection naturelle à la race flamande. A la guerre, en Italie et en Allemagne et deux fois en Provence, il avait échoué par une prudence exagérée. Toujours tiraillé entre sa pénétration et ses larges vues, il était si frappé des argumens pour et contre qu’il ne pouvait se résoudre ; il perdait le temps à discuter avec lui-même. Aussi, quand il avait tout prévu, tout combiné, quand il s’était tout dit, l’heure d’agir était souvent passée. » Charles-Quint envoya le traité préparé par Descurra au conseil d’état d’Espagne. Le conseil, n’approuvant pas la restitution de la Navarre, chercha toutes sortes de raisons pour rejeter le traité : l’enlèvement de la princesse était une mesure violente et difficile ; les propositions de Descurra n’étaient-elles pas des pièges ? pouvait-on compter sur la discrétion d’Henri d’Albret vis-à-vis de sa femme et du roi de France ? Bref, toute résolution fut ajournée, et, sans décourager entièrement Descurra, on le promena dans un dédale de lenteurs et de délais. Charles-Quint ne trouva pas sans doute qu’il fût digne de lui de dérober l’héritière de Navarre à la France. Il se préparait à une grande lutte. Soliman allait envahir la Hongrie, les princes de l’empire étaient divisés, catholiques et protestans étaient prêts à se déchirer. L’empereur était troublé,