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auquel tous les progrès scientifiques ou mécaniques de l’art de la guerre n’ont fait que donner plus d’importance, c’est l’instruction. Toutes les ressources matérielles qu’exige la guerre moderne, les multitudes d’hommes qu’elle met en mouvement, n’ont fait qu’y accroître le rôle de l’esprit, de la science. A la prendre dans son ensemble, l’armée russe, encore pour les neuf dixièmes composée d’illettrés, reste, au point de vue de l’instruction, fort inférieure à toute autre armée européenne. Le soldat, il est vrai, compense en partie cette infériorité d’éducation par sa vive intelligence naturelle et par une variété d’aptitudes déjà remarquée au dernier siècle du prince de Ligne. Ce qui décide du sort de la guerre, c’est du reste moins le nombre des soldats lettrés que les connaissances des officiers, que la science de l’état-major. A cet égard, la Russie est loin d’être aussi arriérée qu’elle le demeure encore pour les écoles populaires. Les classes sociales qui fournissent les officiers, et en particulier le haut état-major, ne le cèdent en rien pour l’éducation au milieu où se recrute le commandement des autres armées de l’Europe. Le gouvernement a, dans les dernières années, fait de sincères efforts pour améliorer le recrutement des officiers et rehausser le niveau de leur instruction.

La prédominance dont l’état militaire a longtemps joui en Russie semble devoir attirer dans les rangs de l’armée l’élite sociale et intellectuelle de la nation. L’étranger se représente souvent la Russie comme un pays où règne et gouverne le sabre, où tout se courbe devant les épaulettes. L’on cite le tchine, l’assimilation des fonctions civiles aux grades militaires, comme une preuve de cette prépondérance de l’armée. C’est là un malentendu ou un préjugé. Le temps est passé où tous les emplois étaient aux mains d’anciens officiers, où il fallait être général pour occuper un haut poste, où en dehors de la diplomatie il semblait n’y avoir en Russie qu’une carrière, le métier des armes. La subordination des fonctions civiles a cessé, elles aussi ont été émancipées, et l’armée me semble avoir moins perdu que gagné à leur affranchissement.

Tout, en effet, n’était pas bénéfice pour elle dans cette souveraineté, cette domination exclusive de l’armée ou de ses chefs. On y entrait sans vocation, comme dans le chemin obligé de la fortune. L’uniforme n’était pour les ambitieux ou les jeunes gens à la mode qu’une sorte de déguisement, un costume de circonstance. On prenait les épaulettes, comme naguère à Rome la soutane, pour faire carrière, sans goût, sans aptitudes pour le métier. Beaucoup des généraux attachés aux administrations civiles n’avaient de militaire que leurs galons. Un des résultats naturels des réformes du règne d’Alexandre II devait être de séparer l’armée de l’administration, l’élément militaire de l’élément civil, et, en les renfermant l’un et