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toujours compter avec les distances et avec le climat. Les hommes une fois réunis, il reste à les transporter sur le terrain de la lutte, et là commencent des difficultés d’un autre ordre.

Les chemins de fer ont singulièrement changé les conditions de la guerre moderne. En aucun pays, ils ne pouvaient rendre plus de services qu’en Russie, parce qu’aucun n’avait plus besoin de raccourcir les distances. Les 20,000 kilomètres de voies ferrées que possède aujourd’hui l’empire ont été tracés dans un intérêt stratégique autant que dans un intérêt commercial. La Russie n’en est plus au temps où il lui était moins aisé de faire parvenir des défenseurs à ses propres frontières qu’à la France et à l’Angleterre d’y porter l’invasion. Il suffit d’un regard sur une carte des chemins russes pour voir que tout y est concerté pour faciliter aux troupes nationales l’attaque et la défense. On n’a qu’à considérer les mailles lâches et espacées de ce réseau, sensiblement égal en longueur à notre réseau français sur une surface presque dix fois plus étendue, pour comprendre que les armées du tsar n’ont encore là que des moyens de concentration bien imparfaits. L’insuffisance est plus grande encore qu’elle ne le semble à l’œil, car la plupart de ces longues lignes russes n’ont qu’une seule voie, et les compagnies ne sont pas riches en matériel. Si considérables que soient les résultats acquis, l’on peut dire qu’il reste encore davantage à faire. Pour une guerre offensive, les chemins de fer ne sauraient offrir à la Russie que ! des avantages ; il n’en serait peut-être point de même pour une guerre défensive. Dans le dernier cas, il n’est pas certain que le mince réseau serve plus à la défense du sol qu’aux attaques d’un envahisseur. Avec une ligne de chemins de fer, Napoléon eût peut-être évité la retraite de 1812.

Dans la guerre actuelle, la Russie n’a, pour atteindre les frontières de l’empire ottoman, qu’une ligne tortueuse et brisée, évidemment insuffisante aux transports militaires. La Bessarabie, qui, dans tout conflit avec la Turquie, est en Europe la base naturelle des opérations, n’est reliée au centre de l’empire que par un embranchement latéral, manifestement destiné à l’exportation des grains par Odessa, plutôt qu’à la concentration des troupes impériales sur le Pruth. Au nord du Caucase, la Russie possède aujourd’hui, de Rostof sur le Don à Vladikavkaz sur le Terek, une voie nouvelle aboutissant au pied même des montagnes, à l’entrée de la grande brèche du défilé de Dariel. Au sud du Caucase, la Russie n’a encore, de Tiflis à Poti, qu’un premier tronçon d’une ligne parallèle à la chaîne, uniquement destinée à relier dans l’avenir la Caspienne à la Mer-Noire, et sans valeur stratégique dans une guerre contre la Turquie. En vérité, si les chemins de fer russes ont été combinés pour faciliter la concentration des troupes, ce