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Pour conserver ces privilèges, qu’ils regardent comme des droits légitimement hérités de leurs ancêtres, il ne reste alors aux intéressés qu’un moyen souvent interdit, l’émigration.

Le nouveau régime militaire est ainsi devenu pour certaines populations une cause de mécontentement, de désaffection. Aux antipathies nationales se joignaient les préjugés religieux. Les musulmans et les juifs, les uns et les autres fort attachés à leurs rites, craignaient de ne pouvoir sous les drapeaux demeurer fidèles aux minutieuses prescriptions de la loi de Moïse ou de Mahomet. Parmi les colons de la Nouvelle-Russie se distinguaient, par leurs habitudes laborieuses, les mennonites, ou frères moraves, auxquels leur pacifique religion défend de porter les armes. Ils avaient jadis quitté la Russie pour échapper à cette inhumaine obligation, et beaucoup ont repris le chemin de l’ouest et délaissé l’Europe, livrée tout entière au démon des grandes armées, pour faire voile vers les États-Unis ou le Canada. Les Tatars de Crimée, déjà si réduits par les émigrations successives, ont aussi tenté de quitter une terre où ils étaient contraints de servir sous les aigles du tsar chrétien. Les campagnes du sud de l’empire sont encore trop mal peuplées pour que le gouvernement ne désirât point y maintenir ces industrieuses populations chrétiennes ou musulmanes ; aussi a-t-il vis-à-vis d’elles mêlé les moyens de persuasion aux moyens de rigueur, parlementant avec les Moraves ou les Tatars pendant qu’il faisait garder les côtes de la presqu’île taurique pour arrêter la désertion des anciens maîtres de la Crimée. Aux mennonites il envoya le général Totleben, aux Tatars de Crimée le prince Voronzof ; aux uns et aux autres, il a fait de sages concessions, leur accordant des tempéramens au moins provisoires. Les mennonites ont été confirmés dans leurs privilèges pour une vingtaine d’années encore, les Tatars de Crimée ont été, comme les Bachkirs de l’Oural, autorisés à servir dans des escadrons particuliers, où ils seront libres de remplir tous les rites du Koran et échapperont au danger d’être nourris de viande de porc.

Ces antipathies nationales ou religieuses pour le métier des armes ont amené le gouvernement à une mesure qui au premier abord semble peu en harmonie avec le principe de la loi nouvelle. D’après un décret de juin 1876, les jeunes gens reconnus impropres au service ou faisant défaut sont remplacés par des jeunes gens du même culte, et en cas d’insuffisance du nombre de ces derniers on ne leur donne point de remplaçans. Ce système, qui peut paraître contraire à l’égalité, a précisément pour but de répartir également les charges militaires entre les diverses races, les diverses nationalités, dont en Russie, comme en Orient, la religion est le plus souvent encore la marque extérieure. C’est une précaution