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l’armée. Le système militaire a été entièrement renouvelé sous une double impulsion, sous l’influence des idées libérales qui, depuis l’émancipation des serfs, prévalent en Russie, sous l’influence des modèles étrangers et du régime prussien en voie d’être imité de tous les peuples de l’Europe. La Russie s’est efforcée en même temps de mettre ses institutions militaires en harmonie avec ses institutions civiles et d’élever son armée au niveau des armées des pays voisins et des progrès de l’art de la guerre en Europe. Comme chez nous, ces deux causes ont agi en même temps et dans le même sens ; comme chez nous, la transformation commencée est loin d’être achevée, loin de donner encore tous ses résultats. La guerre a surpris la Russie dans ce travail de réorganisation, et ce n’est point là une des moindres causes des hésitations apparentes du gouvernement de Saint-Pétersbourg dans les derniers mois.


I

L’armée russe était restée jusqu’au dernier quart du XIXe siècle ce qu’elle était au XVIIIe, ce que l’avait faite Pierre le Grand. C’était encore une armée de serfs : les hautes classes, les classes privilégiées, nobles, prêtres, marchands, étaient exempts du service ; le paysan et l’artisan des villes ou petit bourgeois (mechtchanine) y étaient seuls soumis. Dans les campagnes au moins, il n’y avait pas de conscription, pas de tirage au sort ; dans chaque village, le seigneur d’abord, la commune ensuite, désignaient arbitrairement les recrues destinées à l’armée. Pour la commune et pour les autorités locales, le service militaire était un moyen de punition ou de vengeance ; pour le paysan, c’était une sorte d’exil, d’ostracisme, dont on usait sans scrupule. D’ordinaire on prenait les jeunes soldats dans les familles les plus nombreuses, parfois on choisissait les contribuables en retard ou les mauvais sujets que l’on voulait éloigner. En cela comme en toutes choses, la commune était l’instrument habituel et indispensable du pouvoir central ; pour le recrutement comme pour l’impôt, le mir répondait solidairement de tous ses membres. L’état lui demandait tant d’hommes, d’ordinaire 4 par 1,000 âmes, et le mir fournissait son contingent sans que le jeune homme arraché au lieu natal ou le père de famille privé de ses enfans eussent le moindre recours contre l’arbitraire du seigneur ou de l’assemblée communale.

Le service était long, on entrait dans l’armée à peu près comme dans le clergé, pour la vie. Le soldat, enlevé à sa famille et à sa commune, encourait une sorte de mort civile. Avant la guerre de