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Les Romains n’étaient pas retenus dans leurs rapports avec le public par le bon ton, le bel usage et les mille réserves de la sociabilité moderne. Ce sont précisément ces épanchemens familiers qui donnaient tout leur prix à ces sortes de discours ou d’inscriptions. Au lieu des jugemens généraux en termes vagues que les bienséances modernes imposent à l’éloge funèbre d’un particulier, les Romains entendaient ou lisaient l’histoire de toute une vie et, quand il s’agissait d’une femme, l’histoire d’une vie d’autant plus intéressante qu’elle s’était passée à l’ombre du foyer, et que pour la première fois le voile était levé sur un mystère domestique. Apprendre les secrets d’une famille, des détails sur sa fortune, sur l’arrangement de ses intérêts, sur les sentimens du mari et de la femme et apprendre tout cela par la bouche du mari lui-même, c’était assurément un très grave plaisir qui en tout pays tiendrait en éveil l’attention populaire. Je ne sais quel honnête Romain disait un jour qu’il voudrait habiter une maison de verre pour que chacun pût voir ce qu’il y faisait ; l’éloge funèbre à Rome, grade à la simplicité antique, avait souvent quelque chose de cette transparence.

Nous venons de recueillir les rares et menus fragment de toute cette éloquence funèbre qui a paru à des critiques anciens et modernes assez chétive, et qui pourtant n’est pas indigne d’une sérieuse attention. Pour en comprendre la grandeur et le prestige, il ne faut pas se la figurer dans les siècles lettrés, au temps de Cicéron par exemple, en un temps où l’honneur de ces éloges, accordés à tout le monde, était devenu banal, où les discours étaient tenus devant une populace sans patrie et sans naïve simplicité, et où d’ailleurs l’éclat de l’éloquence politique et judiciaire éteignait tout autour d’elle. On doit se représenter l’oraison funèbre à l’époque des guerres puniques, alors que ces solennités oratoires étaient le privilège des illustres familles, et quand il y avait encore un vrai peuple romain, à la fois inculte et capable de nobles émotions. On fait mal l’histoire de la littérature quand on juge les discours destinés à la foule selon leur valeur littéraire, uniquement au point de vue de l’art, sans se rappeler les circonstances, les mœurs, les usages, le degré de culture, les sentimens des auditeurs. Nous autres lettrés, nous sommes toujours tentés de chercher partout le talent, même dans les siècles où il n’y avait pas encore de nom pour désigner la chose. Mais y a-t-il grand talent en général dans les œuvres populaires ? En trouve-t-on toujours dans les discours, dans les prières, dans les chants patriotiques, dans tout ce qui a ému la multitude ? Si dans deux mille ans on retrouvait tout à coup les vers de la Marseillaise perdue, qui pourrait croire facilement