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incompréhensible, pourquoi n’admettrions-nous pas la conscience dans l’intelligence par cette même raison ? Les objections de Hartmann contre la conscience sont les mêmes que celles de Schopenhauer contre l’intelligence. Comme la conscience, l’intelligence paraît attachée au cerveau et au système nerveux. Si l’objection ne vaut pas contre l’intelligence, elle ne vaut pas plus contre la conscience. La supra-conscience peut signifier simplement une conscience d’un ordre supérieur à la conscience humaine, ce que le théisme n’a jamais nié. Reste à expliquer l’origine des consciences particulières ; mais la difficulté ne subsiste que si l’on veut absolument un monisme rigoureux : or un tel monisme, quoi qu’en dise Hartmann après Spinoza, nous paraît tout aussi opposé à la division phénoménale qu’à la division réelle. Il n’est pas plus facile de comprendre que dans l’un-tout il y ait discord et conflit entre deux facteurs que de comprendre comment Dieu pourrait, par un acte absolu, faire paraître une pluralité de points consciens incommunicables les uns aux autres. Nous sommes là devant le dernier mystère : personne n’en a le secret. Toute métaphysique oscille entre l’anthropomorphisme et l’idéalisme abstrait. Voulez-vous déterminer Dieu, introduire dans son idée un contenu réel, ce contenu ne peut être emprunté qu’aux êtres réels et finis, et à celui qui paraît le plus parfait de tous, l’homme ; mais alors il est à craindre qu’on ne fasse de Dieu un homme idéal. Craignez-vous au contraire de rabaisser la nature divine à l’image de sa créature, retranchez-vous successivement tous les traits empruntés à la réalité et en particulier à la psychologie, « vous n’élargissez Dieu, » suivant l’expression de Diderot, qu’en le rendant de plus en plus indéterminé, en le confondant avec l’idée de l’être en général. Chacun fixe la limite suivant la tendance de son esprit. Le métaphysicien se fera une idée de Dieu plus abstraite, le moraliste et le psychologue, plus concrète, et il arrive souvent que les uns et les autres veulent dire la même chose en parlant un langage différent. Celui qui prête à Dieu une conscience n’entend pas du tout par là que ce soit une conscience humaine, mais l’essentiel de la conscience, ce qu’il y a d’absolu dans toute conscience ; réciproquement celui qui attribue à Dieu la supra-conscience ne nie en réalité que la conscience humaine telle qu’elle est renfermée dans l’individualité corporelle. Où donc est la différence ?

Nos objections porteraient plutôt sur le peu de réalité que l’auteur laisse à l’individualité finie que sur la théorie de l’inconscient en soi, entendu comme supra-conscient ; mais elles porteraient bien plus encore sur la doctrine du pessimisme, que l’auteur emprunte à Schopenhauer et qu’il ajoute à son système d’une manière, selon nous, tout à fait artificielle, et sans aucune nécessité logique.