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à la communication de ces parties. Tant que la fourmi d’Australie est entière, les parties antérieure et postérieure du corps n’ont qu’une conscience unique. Coupez-la en deux, l’unité de conscience est abolie, et les deux parties s’élancent l’une contre l’autre pour se combattre[1]. Les jumeaux siamois s’interdisaient de jouer au trictrac ; ils trouvaient cela aussi peu naturel que si la main droite eût voulu jouer avec la main gauche. Millie-Christine, que l’on a appelées la femme à deux têtes, avaient une conscience commune pour certaines espèces de sensations[2]. Si l’on pouvait unir le cerveau de deux personnes par des liens propres à en assurer la communication, elles n’auraient plus deux consciences distinctes, mais une seule. Tous ces faits semblent prouver que la conscience n’est qu’un phénomène corrélatif à certaines lois organiques, et en particulier à la séparation du système nerveux chez les divers individus en même temps qu’à leur unité dans chacun d’eux. Unité de cerveau, unité de conscience ; séparation de cerveaux, séparation de consciences. En un mot, la conscience, suivant M. de Hartmann, n’appartient pas au fond essentiel de l’être, mais à ses manifestations, et la multiplicité des consciences n’est que la multiplicité des manifestations phénoménales d’un même être.

En même temps qu’il essaie d’établir ainsi la phénoménalité de la conscience, Hartmann s’attache à prouver l’unité de l’absolu, de l’inconscient, qu’il appelle l’un-tout. Il défend énergiquement le point de vue panthéistique ou monistique ; en cela, il ne fait que suivre la tradition philosophique de son pays. Ce qui le caractérise, c’est toujours l’appel à l’expérience. Il invoque toutes les parties de l’histoire naturelle, et en particulier tous les faits relatifs à la génération, pour prouver que l’individualité n’est que phénoménale et non substantielle. L’impossibilité de trouver quelque part dans la nature l’individu absolu, l’individu métaphysique, tel est l’argument fondamental qu’il fait valoir en faveur du panthéisme. Tandis que jusqu’ici, dans Spinoza, dans Hegel et dans Schelling, le panthéisme avait toujours été défendu a priori et déductivement, et qu’on croyait pouvoir le réfuter par l’expérience psychologique, c’est maintenant dans l’expérience zoologique que le panthéisme va chercher ses armes. On voit combien l’esprit de la philosophie allemande s’est modifié sous l’influence de l’esprit du temps.

En refusant la conscience à l’Être suprême, en combattant sur ce point ce qu’il appelle le dieu du théisme, M. de Hartmann est loin

  1. M. de Hartmann ne nous dit pas sur quelle autorité il avance ce fait. Un savant compétent nous affirme que, jusqu’à preuve du contraire, le fait lui parait impossible, étant donnée l’organisation de la fourmi.
  2. Ce n’est pas ce qui parait résulter de l’étude psychologique a laquelle s’est livré le docteur Fournet à cette occasion.