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dire, une double série : celle de l’être et celle du voir (des Zuschens), de l’idéal et du réel, et c’est dans l’union inséparable de ces deux élémens que consiste son être ; au contraire, dans la chose, il n’y a qu’une seule série, celle qui consiste simplement à être posée comme existante, sans retour sur soi-même. L’intelligence et la chose sont donc absolument opposées l’une à l’autre : elles résident dans deux mondes différens entre lesquels il n’y a pas de pont. Vous n’obtiendrez jamais l’intelligence, si vous ne la supposez pas d’abord comme un premier, comme un absolu (ein Erstes, Absolutes). La série de l’être restera toujours simple, et jamais vous ne passerez de l’être à la représentation, car vous faites un saut monstrueux dans un monde entièrement étranger à votre principe[1]. » Ainsi, suivant Fichte, l’intelligence ou la pensée est un principe premier, qui ne peut être déduit d’aucun autre. Si on ne la pose pas en soi, on n’y arrivera jamais. Jamais la série simple ne deviendra une série double ; jamais l’être ne se repliera sur lui-même. L’être ne fondera jamais la pensée, mais au contraire la pensée fondera l’être, car la pensée est un acte et un acte conscient ; or, en tant qu’acte, elle fonde l’être ; en tant que conscience, elle fonde l’intelligence. Cette doctrine, selon nous, est la vraie. Il faut placer l’intelligence à l’origine des choses, ou se résigner à ne la rencontrer jamais. Schopenhauer, en élevant la volonté au-dessus de l’intelligence, revenait donc aux vieux erremens du réalisme. Nous soutenons au contraire que les deux élémens sont inséparables, et que la métaphysique de Schopenhauer est une métaphysique bâtarde, à mi-chemin du réalisme et de l’idéalisme ; elle n’a été qu’un passage du grand idéalisme allemand au matérialisme restauré.

La volonté étant donc le fait initial, fondamental, la base de tous les phénomènes, le monde n’est autre chose que l’objectivation de la volonté. Mais pourquoi la volonté s’objective-t-elle ? Pourquoi ne reste-t-elle pas éternellement en repos dans son unité immobile ? Pourquoi produit-elle un monde qui est une illusion et qu’elle prend pour une réalité ? Schopenhauer, comme tous les métaphysiciens et tous les théologiens, échoue devant ce problème. Il ne paraît pas même avoir cherché à le résoudre. Il se contente de constater par l’expérience que le monde est un mauvais rêve, sans se demander pourquoi la volonté absolue, qui est libre, s’est avisée de ce mauvais rêve, et qu’est-ce qui l’y a obligée. Toujours est-il que le monde est mauvais et a le plus mauvais des mondes possibles, » que l’optimisme « est la plus plate niaiserie qui ait été inventée par les professeurs de philosophie. » Ce n’est pas l’expérience seulement qui plaide en faveur du pessimisme, c’est le

  1. Fichte’s Werke, t. Ier, p. 437. Erste Einleitung in die Wissenschaftlehre.