Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 21.djvu/593

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Rembrandt manquent de style ? On a donné beaucoup de définitions du style. Pour nous, le style est le caractère exprimé dans sa grandeur d’une scène ou d’un type. L’Homère d’Ingres, les Croisés à Constantinople de Delacroix, les peintures murales à Saint-Germain-des-Prés de Flandrin, sont des œuvres de style ; la Pêcheuse de M. Vollon, exposée à l’un des derniers Salons, et la Glaneuse de M. Breton, en sont aussi ; mais il n’y a aucun style dans le Martyre de saint Étienne de M. Lehoux, ni dans la Femme de Loth de M. Toudouze. Ce sont pourtant de grands sujets traités le premier par un prix de Rome, le second par un prix du Salon, c’est-à-dire par deux artistes nourris dans les traditions de l’art classique.

Les Juifs, comme tous les peuples anciens, suppliciaient les criminels hors de la ville, afin que les corps morts ne souillassent pas l’enceinte de la cité. Pour saint Étienne, le fait n’est pas douteux ; il subit le martyre hors de Jérusalem. C’est pourquoi sans doute M. Lehoux le fait lapider dans une rue. Au premier plan, à droite, le saint, terrassé, déjà à demi mort, lève les yeux au ciel et tient les mains croisées dans l’attitude de la résignation. À gauche, un groupe de Juifs achèvent leur œuvre de bourreaux en lançant des pierres contre le martyr. Un ange, couvert d’une draperie d’un bleu cru et ayant au dos une paire d’ailes d’un bleu violâtre plus cru encore, tente de planer au-dessus de cette scène. Il n’y réussit pas, car il est infiniment trop lourd pour cela. Avec ses deux bras étendus presqu’en croix, il semble qu’il se soutienne aux saillies et aux fenêtres grillées des maisons qui bordent les deux côtés de la rue. Le tout est peint dans cette gamme de tons conventionnels et sales, variant pour les chairs entre la brique et le cuir de Russie passé, qu’emploient uniformément tous les élèves à leur première année d’École des Beaux-Arts. Le saint Étienne est d’un galbe si vulgaire et d’une physionomie si repoussante qu’on peut croire qu’il a été lapidé à cause de sa laideur. La Femme de Loth de M. Toudouze, d’une couleur moins terreuse que le Saint Étienne martyr, est d’une composition plus banale encore et d’un dessin rond et mou. Au milieu de cadavres et de ruines, la femme de Loth, qui vient de se retourner, est frappée par le glaive de l’ange exterminateur. La métamorphose s’accomplit. Immobilisée dans son mouvement, l’imprudente est changée en statue de sel. D’ailleurs M. Toudouze n’a pas cherché à rendre le ton glauque du sel. Ce n’est point une statue de sel, c’est une statue de marbre ou une statue de neige, à moins que, comme adoucissement au châtiment, l’ange n’ait changé la femme de Loth en statue de sel blanc. On s’étonne aussi que cette femme ait besoin de regarder derrière eue pour voir les ruines de Sodome, puisque M. Toudouze l’a placée au centre même de la ville maudite.