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caution. Ce fut une révélation féconde pour ce pauvre diable, qui avait traversé la Caisse des dépôts et consignations et n’en était pas sorti les mains nettes. Toutes les fois qu’il le put, qu’il ne se sentit pas trop directement sous les yeux très clairvoyans de Raoul Rigault et de Ferré, il signa un ordre de mise en liberté sous caution ; seulement la caution, qui variait entre 500 francs et 2,000 francs, était déposée sur son bureau ; prudemment il n’en donnait jamais de reçu et oubliait toujours de la déposer entre les mains de l’autorité compétente, ce qui lui a permis d’avoir la poche suffisamment garnie lorsqu’il décampa prestement après la chute du gouvernement dont il avait représenté la justice. Il ne manquait pas de complaisance pour quelques-uns de ses amis et s’employait volontiers aux négociations délicates. Par son entremise, un notaire de Paris, écroué au dépôt le 5 mai, transporté le 8 à Mazas, recouvra la liberté le 13, après avoir prêté 5,000 francs à une personne qui sans doute en avait besoin.

Les gens de la commune n’ont point manqué aux saines traditions de la terreur ; ils ont arrêté leurs adversaires, mais ils se sont bien gardés de ne pas s’arrêter les uns les autres. Le premier qui apparaît sur les registres d’écrou, c’est Charles Lullier. Le 23 mars, il est écroué au dépôt, sans motif, mis au secret néanmoins et placé dans la cellule no 26 ; le 18 mars cependant il était général en chef des forces insurrectionnelles ; pour lui, comme pour Mirabeau, la roche Tarpéienne était près du Capitole. Celui-là n’appartient pas à l’histoire, il revient de droit à la pathologie mentale : il était fou, absolument fou ; sa place était dans un de nos asiles d’aliénés. Il n’en fut pas moins incarcéré par l’ordre et par les soins du comité central. Pourquoi fut-il arrêté ? Il est bien difficile de le savoir : parce qu’il ne s’était pas emparé à temps du Mont-Valérien, racontent les uns ; parce qu’il a dit de désagréables vérités au comité, répondent les autres ; parce qu’il est fou, parce qu’il a voulu se jeter par les fenêtres et qu’il a fallu le protéger contre lui-même, réplique le comité central. Quoi qu’il en soit, il était au dépôt, et y restait. Il eut l’esprit de ne pas y rester longtemps. Le 29 mars, on enferma dans la cellule no 24, voisine de la sienne, un jeune journaliste, nommé Émile Le Beau, qui, croyons-nous, avait momentanément dirigé le Journal officiel de la commune ; ils se connaissaient, car dans une lettre, rendue publique, Lullier l’appelle son secrétaire. Ils purent sans doute communiquer entre eux par leurs portes complaisamment entr’ouvertes ; ils se concertèrent et, dans la nuit du 3 avril, ils s’en allèrent bras dessus bras dessous. Lullier avait son costume de général en chef, son costume de bataille ; les sentinelles postées dans la cour du dépôt lui présentèrent les armes.