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donc d’envoyer ton rapport, sans cela tu n’auras pas de gratification ce mois-ci. » Puis il fit volte-face et s’éloigna. Au bout de quelques pas, il se retourna, et le spectacle qu’il vit eut de quoi le faire sourire. Rigault, renversé sur le trottoir, était roué de coups par ses deux élèves, qui le prenaient sérieusement pour un « mouchard. » Lagrange alors lui cria de sa plus forte voix : « Bonsoir, Rigault ! » et pénétra dans la préfecture.

Si l’on se trompa sur son compte, il faut lui rendre cette justice qu’il ne trompa personne ; il se découvrait tout entier et montrait orgueilleusement l’eczéma de haine qui le brûlait. Il dédaignait les subterfuges familiers aux ambitieux ; il ne parlait ni d’égalité ni de liberté, encore moins de fraternité ; il disait : « Quand nous serons les maîtres,… quand nous serons au pouvoir ! » Dans un des procès politiques où il fut compromis, le procureur impérial, — qu’il appela tout le temps l’accusateur public, — le recommandait, à cause de son extrême jeunesse, à l’indulgence du tribunal ; Raoul Rigault l’interrompit : « Je repousse votre indulgence, car, lorsque j’aurai le pouvoir, je ne vous ferai pas grâce. « Il méprisait Robespierre, qu’il appelait « un parlotteur intarissable, » il trouvait Saint-Just « sans énergie » et Couthon « une vieille béquille. » Dans toute la révolution française, il n’admirait que deux hommes : Hébert et Marat, un escroc et un fou. Il aspirait à les égaler : il les dépassa. La vue d’une soutane ou d’une église le mettait en fureur ; lui aussi il eût volontiers « étranglé le dernier des prêtres avec les boyaux du dernier des rois ; » jamais il ne prononçait le mot saint ni le mot sainte ; il disait : la rue « Hya-Michel » pour la rue Saint-Hyacinthe-Saint-Michel. Ces puérilités amusaient et lui faisaient parfois un langage difficile à comprendre, mais qui lui donnait à bon marché un certain renom d’originalité dont il se montrait fier, car il était vaniteux comme un geai. On ne sait trop de quelles ressources il vivait ; d’assez méchans bruits ont couru à cet égard dans le quartier latin, mais nous ne devons pas nous en faire l’écho, car rien dans les documens que nous avons eus à notre disposition ne semble les justifier.

Après le 4 septembre, il put saisir son rêve et entrer à la préfecture de police, où le comte de Kératry l’installa, précisément au service politique, à la place de Lagrange. Il était là, beaucoup moins pour aider le gouvernement de la défense nationale que pour profiter de toute occasion propice à le renverser. Il était dans le complot du 31 octobre, fut nommé préfet de police par Blanqui, et se préparait à prendre possession, lorsque le mouvement avorta. Il fut forcé de donner sa démission, mais il ne quitta pas son poste sans emporter force documens qui plus tard ne lui furent pas inutiles, entre autres le livre d’adresses de tous les employés de la préfecture.