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sont rendus au gouverneur-général, et si celui-ci traite d’égal à égal avec les orgueilleux souverains de l’Asie, quelle idée les Orientaux ne doivent-ils pas se faire du tsar blanc, dont le gouverneur-général n’est que le serviteur? N’est-ce pas avec raison que ses sujets le prétendent le plus puissant souverain de la terre? On peut conjecturer que c’est la connaissance du prestige dont les Russes ont su entourer leur maître aux yeux des Orientaux qui a déterminé et le voyage du prince de Galles et la fastueuse cérémonie de la proclamation de la reine Victoria en qualité d’impératrice des Indes.

La petite cour de Tashkend est soumise à la même étiquette que celle de Saint-Pétersbourg : l’ordre des préséances y est rigoureusement observé, et le cérémonial des levers, des réceptions officielles et des présentations est réglé avec la plus minutieuse et la plus irréprochable précision. Cette cour en miniature a aussi, au dire de M. Schuyler, ses rivalités, ses cabales et ses intrigues. Les chefs des différens services administratifs, qui jouent le rôle de ministres, se disputent l’influence : les fonctionnaires civils et militaires se jalousent réciproquement. On met mille ressorts en jeu pour obtenir un poste lucratif ou le commandement d’une expédition. Ce qu’un ministre anglais a appelé plaisamment la fièvre de Sainte-Anne, c’est-à-dire la passion des décorations et de l’avancement, sévit avec fureur. C’est à qui découvrira quelque méfait d’une tribu nomade ou d’un bey quelconque pour être chargé du châtiment et recevoir au retour un grade ou une croix de Sainte-Anne. A une certaine période de la conquête de l’Algérie, cette fièvre ne nous était pas complètement inconnue. M. Schuyler est sévère pour les officiers et les fonctionnaires qu’il a vus à l’œuvre dans le Turkestan. Le gouvernement russe envoie volontiers dans cette possession lointaine les esprits inquiets et aventureux, les caractères indisciplinés, les fils de famille dont le jeu ou quelque fredaine ont rendu la position difficile, les fonctionnaires pauvres ou ruinés qui ont besoin de faire ou de rétablir leur fortune. L’administration russe n’a donc pas seulement importé dans le Turkestan ses habitudes tracassières et paperassières, elle y a conservé de fâcheuses traditions d’improbité. Les concussions seraient fréquentes et couvertes d’un voile indulgent. Les fonds de l’état seraient gaspillés et souvent détournés par des administrateurs infidèles : les mêmes fournitures figureraient plusieurs fois sur les feuilles de paiement. Des fortunes illicites seraient faites aux dépens de la nourriture et de l’habillement des troupes. Ce sont là des désordres regrettables, inséparables peut-être d’une organisation hâtive, car la conquête a marché si vite qu’il a fallu en quelque sorte improviser une administration dans les provinces soumises. Ce n’est pas là ce qui peut