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Raguse. Il raconta que le maréchal n’avait eu connaissance des ordonnances qu’après la publication, et qu’il avait dû quitter Saint-Cloud le 26 juillet sans pouvoir se procurer le Moniteur qui les contenait[1]. Il ajouta que le 28, à midi, il avait été chargé par le maréchal de porter au roi une dépêche qui décrivait l’état de Paris et réclamait une prompte détermination, et qu’après une longue attente le roi lui avait ordonné de dire au maréchal « de tenir, de réunir ses forces sur la place du Carrousel et d’agir avec des masses.» Un autre aide-de-camp de Marmont, M. de Guise, confirma ce témoignage et prouva que la cour avait été plusieurs fois informée de la gravité du péril que le défaut de résolution faisait courir à la dynastie. On entendit également M. François Arago rendre compte, de ses entretiens avec le duc de Raguse pendant la journée du 28. L’illustre témoin émut singulièrement ses auditeurs en rapportant le trait suivant. En attendant le maréchal qui l’avait quitté pour aller recevoir la députation que conduisait M. Laffitte, il causait avec un aide-de-camp, le chef d’escadron Delarue, et lui racontait qu’en parcourant différens quartiers, il avait vu les troupes fraterniser avec le peuple. La gravité de ce renseignement alarma M. Delarue, qui voulut le faire connaître au prince de Polignac. Il s’éloigna, laissant M. Arago seul; mais il revint au bout de quelques instans et s’écria : — Nous sommes perdus! Notre premier ministre n’entend même pas le français. Lorsqu’on lui a dit que les troupes fraternisaient avec le peuple, il a répondu : « Eh bien ! il faut aussi tirer sur les troupes.» — La déposition de M. Arago causa dans l’auditoire une certaine émotion. M. de Martignac, se levant au milieu du trouble de l’assemblée, fit observer à la cour que le témoin n’avait pas entendu lui-même cette criminelle parole et que le témoignage direct de M. Delarue ne pouvait malheureusement être invoqué, cet officier se trouvant à l’étranger.

Mais de toutes les dépositions la plus impatiemment attendue et la plus émouvante fut celle du marquis de Sémonville. Le grand référendaire de la cour des pairs avait à raconter la démarche que le 28 juillet il avait faite, en compagnie de son collègue M. d’Argout, auprès des ministres d’abord, à Saint-Cloud ensuite. Il entra pâle, chancelant, accablé par le poids de ses souvenirs plus encore que par la vieillesse, et, s’appuyant contre le dossier d’un fauteuil apporté à son intention, il commença son récit. Dans sa physionomie, dans sa parole, dans son attitude, dans son geste, il y avait une solennité apprêtée, un peu théâtrale, bien conforme d’ailleurs au caractère de ce spirituel et malin personnage duquel on disait qu’il

  1. Un ordre du roi avait arrêté, le 26 juillet, la circulation du Moniteur dans le palais de Saint-Cloud.