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un certain homme et une certaine femme, de restreindre la portée de son œuvre en la particularisant. Le bronzier japonais ne pense à rien moins qu’à nous représenter des idées éternelles et générales, il veut nous montrer un vrai éclat de rire, une vraie mine d’affamé, le vrai embarras d’une vieille femme saisie par un coup de vent, et il ne craint pas d’appuyer sur la note pour en forcer l’effet. Qu’importe l’exagération à qui n’étudie qu’un accident particulier? De là cette éloquence d’attitudes, poussée souvent jusqu’à la charge, mais palpable, comme dans ces petites terres cuites grimaçantes qui représentent à nos étalages des singes avocats, médecins, procureurs, et devant lesquelles tout le monde a souri en passant. A la netteté de l’expression s’ajoutent la vérité réaliste, minutieuse du détail, le rendu scrupuleux et souvent comique des moindres accessoires. Ah ! ce n’est pas eux qui songent à dépouiller la réalité des accidens insignifians pour en dégager des types. Leur joie est d’en surcharger, d’en empêtrer leur personnage avec une sorte d’insistance. Sous leur main d’une merveilleuse dextérité, le costume, traité avec une exactitude infaillible, les animaux familiers, les plantes, les instrumens, les attributs, envahissent la composition et submergent, pour ainsi dire, l’agent principal. Ils semblent se complaire à mettre ainsi l’homme aux prises avec la nature et le milieu, à l’écraser, sous le poids de son obésité, du fardeau qu’il porte, de la fatigue qui l’accable. On dirait que cette sculpture de genre raille sans cesse, et l’on serait tenté de rapprocher l’effet exhilarant qu’elle produit de la théorie de l’ironie dans l’art professée par l’Allemand Solger, d’après lequel le but de l’art est de révéler le néant des choses finies, des créatures contingentes, en présence de l’absolu et de faire ressortir l’ironie divine.

Il n’existe à notre connaissance qu’un seul spécimen de statuaire civile, en grandeur naturelle et d’un grand style. C’est une statue en bronze, due à Murata Shosaburo Kunihissa, et datant de 1783, représentant un bienfaiteur du peuple, nommé Ban Kurobioë, âgé de soixante-quatre ans. Il est assis, une jambe pendante, l’autre ramenée sous lui, dans une posture très fréquente aux Japonais; il a le bâton de voyage à la main, les yeux sont en porcelaine, la physionomie calme est belle et vivante, la jambe est d’une perfection admirable d’exécution ; l’homme va se lever et parler, il est certain que cette fois Murata Shosaburo Kunihissa n’a pas voulu se moquer de nous. Ces accens réalistes, mais énergiques, de la vie, m’ont fait songer au scribe de la Ve dynastie, qui est au Louvre, et à ce Cheik-el-Beled de Boulaq, si vivant encore après soixante siècles, si semblable au chef du village qui avait fourni la corvée pour l’extraire, que les carriers de M. Mariette lui donnèrent spontanément ce nom, qui lui est resté.