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la jeunesse court apprendre là qu’il n’y a ni juste ni injuste, ni bien ni mal. Le ministère de Bade a eu cent fois raison de mettre ordre à cela. Voilà le dernier hégélien, le martyr de son défaut de bon sens. Jamais catholique n’a cru aussi aveuglément à l’église que lui aux délires de Spinoza[1] ! « Il n’est pas plus indulgent pour les matérialistes : « Le plus grossier, le plus stupide réalisme obscurcit leur sens. Il ne leur vient pas à l’esprit de faire la part du sujet dans les phénomènes de la nature. La matière chimique est pour eux la chose en soi, et la table des équivalons de Berzélius joue le rôle du bon Dieu. L’homme et les animaux sont des jeux de la matière, des concrétions fortuites, comme les stalactites. » Ailleurs : « Le matérialisme est essentiellement immoral. Il ne fournit pas le plus léger fondement pour la morale. » — « J’ai feuilleté le discours de Moleschott ; c’est un verbiage précieux, affecté pour masquer la brutalité des idées, » et encore : « J’ai lu enfin quelque chose de Moleschott. Je n’eusse pas cru que cet homme célèbre eût écrit cela; je ne le croirais pas sorti, je ne dis pas même de la main d’un étudiant, mais d’un compagnon barbier! » On se lasse de recueillir tous ces jugemens acerbes, brutaux, tous coulés dans le même moule. Disons encore que nos écrivains français n’échappent pas à l’humeur de notre philosophe. M. Barthélémy Saint-Hilaire est un « cagot. » M. Littré, dans un article sur les tables tournantes, a fait preuve d’une « crasse ignorance. » Il semble vouloir être plus aimable pour M. Saint-René Taillandier, qui est, dit-il, « poli et obligeant comme un vrai Français; » mais il se ravise bientôt : « J’ai lu, dit-il, les quatre pages et demie de Taillandier dans la Revue des Deux Mondes. Bavardage français. Le plus possible sur la personne. Où a-t-il vu que j’aie été tout étonne du bruit que mes écrits font dans le monde? » En effet, Schopenhauer était si peu étonné de ce bruit que son seul étonnement avait été de n’en avoir pas fait davantage jusque-là. Le seul philosophe français contemporain pour lequel il manifeste de l’admiration (encore ne le connaissait-il que par une analyse de la Revue) était Jean Reynaud. « Je vois, dit-il à propos de cet article, que ce Jean Reynaud pense tout à fait comme moi, et qu’il naturalise sans avoir eu besoin de Kant et de toute la philosophie transcendantale. Il en appelle à la misère du monde; il enseigne l’innéité du caractère moral, dit que nous avons dû exister avant la naissance, enfin expose des sentimens tout à fait brahmaniques et bouddhiques. Bravo ! » Il

  1. On voit que Schopenhauer s’en prend à toutes les idées, même à celles qui sont le plus voisines des siennes : c’est le mot admirable de Molière :

    Ses propres sentimens sont combattus par lui
    Aussitôt qu’il les voit dans la bouche d’autrui.