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eux, ont plus de sérénité, plus d’amour de la vie que les autres races. « Il n’aimait pas Leibniz à cause de son caractère remuant et de son goût pour les affaires. Il n’aimait pas non plus sa philosophie : (On nous parle de nouveau de Leibniz comme si c’était une grande lumière. Mon Dieu, lorsque l’on vit comme lui, toujours en voyage et écrivant dans les Annales de Brunswick, on n’est pas à mes yeux un grand philosophe. » A l’occasion du jubilé de Leibniz, il disait : « L’académie de Berlin célèbre le jubilé de l’inventeur des manades, de l’harmonie préétablie et des indiscernables. Je lui conseillerais de faire peindre ces trois objets par un peintre habile, d’en orner la salle académique afin d’avoir toujours sous les yeux les découvertes de son fondateur ! » Parmi les anciens philosophes, ceux que Schopenhauer estimait le plus étaient les mystiques: maîtres Eckart, Angélus Silesius, l’auteur de la Theologia germanica, étaient ses auteurs favoris. Voyant un portrait de Rancé, l’abbé de la Trappe, il dit en s’éloignant, avec un accent douloureux: « Voilà l’œuvre de la grâce! » voulant faire entendre par là que celui-là était bienheureux d’avoir été ascète et non philosophe, tandis que lui-même prêchait l’ascétisme sans le pratiquer. En dehors de la philosophie spéculative, ses lectures favorites étaient les épîtres de Sénèque, surtout lacent-cinquième, De Cive de Hobbes, le Prince de Machiavel, le discours de Polonius à Laërte, dans Hamlet, les Maximes de Gracian, les moralistes français. Les quatre grands romans pour lui étaient : Don Quichotte, Tristram Shandy, Héloîse et Wilhelm Meister. Dans un autre ordre d’idées, voici le jugement qu’il portait sur l’empereur Napoléon en 1814 : « Bonaparte n’est pas plus méchant que beaucoup d’hommes, ni même que la plupart des hommes. Il a précisément l’égoïsme habituel aux hommes, qui consiste à chercher son bien aux dépens d’autrui. Ce qui le distingue, c’est une plus grande puissance pour satisfaire cette volonté, un plus grand entendement, une plus grande âme. Avec tout cela, il fait pour son égoïsme ce que mille autres voudraient faire, mais sans le pouvoir. Le plus faible bambin, qui s’attribue le plus petit avantage au détriment de ses camarades, est précisément aussi méchant que Bonaparte. »

Revenons à ses jugemens sur les philosophes ou les écrivains plus ou moins célèbres de son temps. Il disait de Heine : « Heine est un bouffon, mais un bouffon de génie; il a le signe du génie, la naïveté, » — de Feuerbach : « Quelle machine grossière et brutale! Le plus plat et le plus borné matérialisme. Voilà le fruit de l’hégéliâtrie (die Hegelei), » — de Fichte le fils : « J’ai parcouru l’Ethique de Fichte; c’est tout un système de la plus plate philistinerie! » de Kuno Fischer : « Je crois qu’il a cent auditeurs à Heidelberg ;