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aisé à prévoir. Ce drame héroï-comique se pourrait intituler le Certain pour l’incertain[1] ou « comment les républicains perdent les républiques. » Jamais le fractionnement des partis, la tendance aux extrêmes et l’esprit d’exclusion, jamais la présomption des factions, l’infatuation des hommes et l’aveuglement des coteries n’ont été aussi loin; jamais l’impuissance des agitateurs à calmer les agitations et l’inhabileté des démagogues à contenir la démocratie n’ont été aussi clairement et aussi rapidement mises en lumière. Toutes les convoitises déchaînées dans la nation, toutes les déceptions après toutes les illusions, l’administration dissoute et énervée en face des villes ou des provinces insurgées, le pouvoir émasculé en présence de l’émeute, l’armée décomposée en pleine guerre civile et les cadres brisés en l’honneur des principes démocratiques, tel est le bilan de la république espagnole; au premier jour, les progressistes ralliés au nouvel ordre de choses mis de côté, et les républicains de la veille prétendant au monopole des portefeuilles et des places; au second jour, les plus avancés et les plus turbulens imposant au pouvoir leurs hommes et leur drapeau, si ce n’est leurs théories, Pi y Margal succédant à Figueras et la république fédérale à la république sans épithète ; à la troisième journée, l’excès du mal amenant un retour en arrière, les hommes modérés rappelés au gouvernail au milieu de l’orage, Castelar succédant à Salmeron, successeur de Pi y Margal, l’administration retrempée, l’armée raffermie, l’ordre rétabli dans les provinces, et le pouvoir réparateur en butte aux attaques des partis extrêmes, bientôt renversé par les cortès républicaines au moment où il semblait rendre la république viable; les cortès à leur tour dissoutes par les grenadiers du général Pavia pour faire place à une dictature militaire, préface d’une restauration, — telle est l’histoire de la république espagnole, telle est la pièce jouée par ses chefs, comme s’ils avaient d’avance appris leur rôle. La moralité en est d’autant plus frappante que les principaux acteurs étaient plus convaincus, et, malgré leurs fautes, plus intelligens et plus sincères. Il y a parfois des états qui semblent se charger de montrer aux autres les dangers et les misères de tel ou tel système, de tel ou tel régime. C’est ce qu’a fait la république espagnole : elle a pris pour elle le rôle de l’ilote ivre destiné à dégoûter les hommes libres de la débauche révolutionnaire.

L’éphémère république espagnole est une leçon pour les républicains trop pressés d’appliquer toutes les formules républicaines; elle en est une aussi pour les conservateurs, pour les autoritaires

  1. El cierto para el dudoso, titre d’une comédie de Lope de Vega.