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retiré sa démission; il consent à essayer de rétablir sa santé, il s’est réservé le droit de renouveler le crise quand il lui plairait.

« Rome n’est pas l’univers, disait Coriolan, il y a un monde ailleurs. » Qu’il se retire à Varzin ou dans le Lauenbourg, M. de Bismarck porte un monde avec lui, le monde de ses pensées. Il a pris son congé au moment où la guerre éclatait sur les bords du Danube. Un éminent homme d’état prétendait jadis que « les choses, pas menées, mènent à la guerre. » Les affaires d’Orient ont été si peu ou si mal menées que la diplomatie a dû passer la parole aux canons. M. de Bismarck a quitté Berlin avec l’assurance qu’il aurait désormais toute sa liberté d’action non-seulement pour proposer les lois qu’il croit utiles à l’empire et au royaume dont il a la gestion, mais pour faire prévaloir sa politique en Orient. Ce n’est pas seulement le chancelier, c’est le ministre des affaires étrangères qui vient d’obtenir un blanc-seing. En attendant que l’heure soit venue de faire connaître sa pensée, il se dérobe aux curiosités, aux questions indiscrètes, aux sollicitations de la diplomatie; il est rentré dans son nuage, où parfois l’Europe croit entendre gronder la foudre, nuage qui n’est transparent que pour lui et au travers duquel son œil ardent promène ses regards sur toutes les cases de l’échiquier européen.

Personne ne doute en Allemagne ni ailleurs qu’un grand rôle ne soit réservé à M. de Bismarck dans le règlement des affaires orientales et des remaniemens territoriaux qui pourraient en résulter. Personne ne doute qu’à l’heure fatale il n’apparaisse comme le deus ex machina et qu’il ne prononce le mot décisif. Quel sera ce mot? Peut-être n’en sait-il rien, peut-être ses combinaisons ne sont-elles pas encore définitivement arrêtées. La politique est pour lui une dynamique, il étudie les forces en jeu, et les événemens déterminent sa conduite. Il est à la fois l’homme des vues lointaines, des longues préparations et des improvisations soudaines et hardies. Le 23 novembre 1872, M. de Balan écrivait au comte Arnim : « Son altesse vous fait remarquer à cette occasion, comme habituel à la politique allemande, le défaut de se préparer trop tôt aux événemens dans une direction déterminée. »

De tous les orateurs qui ont pris la parole dans la séance du 13 avril, M. de Bennigsen était, de l’avis commun, le mieux placé pour pénétrer les impénétrables desseins de M. de Bismarck, et le langage qu’il a tenu était de nature à rassurer l’Europe : « Dans ce moment, a-t-il dit, les yeux du monde entier sont dirigés sur les affaires d’Orient, qui touchent plus ou moins aux intérêts de tous les états. L’Europe tout entière est convaincue que, si l’on réussit à localiser le conflit qui est sur le point d’éclater et à prévenir une collision générale, c’est la politique pacifique du chancelier allemand qui mettra le poids décisif dans la balance. Peu d’années se sont écoulées depuis que nous avons dû rassembler toutes nos forces pour faire prévaloir nos droits sur l’opposition