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ni vin, ni viande, ni bois, ni charbon, et mourait de froid et d’anémie. Ceux-là, oui, ils ont été héroïques, et jamais la France n’aura pour eux assez de gratitude, car c’est dans l’espoir déçu qu’elle ne serait pas amoindrie qu’ils ont supporté leur passion.

Pendant le siège, l’Américain Burnside, qui, en nous regardant, oubliait trop la guerre de sécession, avait dit à M. de Bismarck : « Paris est une maison de fous habitée par des singes ! » Il n’eut pas raison et manquait à la vérité ; il ne parlait, et à coup sûr ne pouvait parler que de ce qu’il avait aperçu dans les carrefours et sur les places publiques ; là, certainement, il avait vu des braillards avinés chanter la Marseillaise, et exiger pour les autres un effort militaire auquel ils ne se seraient pas associés ; mais s’il eût entr’ouvert les maisons et poussé les portes, il eût reconnu à l’œuvre le vrai peuple de Paris, celui qui fait sa gloire, celui qui est son honneur ; il l’eût vu résigné, laborieux, prêt à tout endurer pour sauver sa ville chérie, ne demandant qu’à mourir pour la racheter, et s’étonnant que son bon vouloir, son intrépidité contre le sort contraire, son désir de braver la mort, soient restés stériles. Ceux-ci, lorsque l’acte de capitulation fut signé, pleurèrent sur la patrie mutilée, sur tant d’illusions perdues, sur tant de dévoûment inutilement dépensé ; les autres, — les fous et les singes, — ceux qui, après avoir été des gardes nationaux immobilisés, allaient bientôt devenir des fédérés d’avant-postes, ceux-là regrettèrent les loisirs du corps de garde, les libations prolongées et les causeries socialistes, où l’on s’indignait à la pensée que l’obélisque, tout posé, revient à 4 francs la livre[1]. Un homme d’un grand talent, qui fut partout alors où il y eut danger à courir, au Bourget, à Champigny, à Buzenval, M. Alphonse Daudet, a donné, dans le style vif et familier qui lui est propre, une impression tellement juste qu’il convient de la citer : « Et dire que, pour certaines gens, ces cinq mois de tristesse énervante auront été un événement, une fête perpétuelle, depuis les baladeurs de faubourg, qui gagnent leurs 45 sous par jour à ne rien faire, jusqu’aux majors à sept galons, entrepreneurs de barricades en chambre, ambulanciers de Gamache, tout reluisans de bon jus de viande, francs-tireurs fantaisistes et n’appelant plus les garçons qu’à coups de sifflet d’omnibus, commandans de la garde nationale logés avec leurs dames dans des appartemens réquisitionnés, tous les accapareurs, tous les exploiteurs, les voleurs de chiens, les chasseurs de chats, les marchands de pieds de cheval, d’albumine, de gélatine, les éleveurs de pigeons, les propriétaires de vaches laitières, et ceux qui ont des billets chez

  1. Proudhon, Correspondance, t. Ier, p. 120.