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de ses adversaires, est devenue pour elle un autre et puissant motif d’action. Ce n’est pas là un paradoxe, c’est une vérité difficile à contester. La modération de la Russie a été attribuée à un sentiment de faiblesse, les scrupules du tsar à des appréhensions sur le sort de ses armes; la patience du gouvernement de Saint-Pétersbourg a été prise pour l’hésitation de la crainte et sa bonne volonté pour un aveu d’impuissance. En voyant le tsar demeurer immobile au bord du gouffre de la guerre, on a cru qu’il n’osait s’y jeter, on a soupçonné les Russes de manquer de confiance en eux-mêmes, en leurs forces, en leur administration, en leurs finances. Cette opinion, imprudemment propagée par les adversaires de la Russie, est devenue une des principales causes de la guerre, en encourageant les Turcs à restreindre leurs concessions et en obligeant la Russie à étendre ses réclamations. Les efforts pacifiques du gouvernement russe, les sentimens de conciliation bien connus du tsar, devaient ainsi, grâce aux fausses interprétations de l’étranger, accroître les chances d’un conflit à mesure même que le conflit semblait s’éloigner. Après les propos tenus sur son compte dans toutes les capitales et les chancelleries de l’Europe, après tous les bruits répandus sur les secrètes faiblesses du colosse du Nord et toutes les railleries plus ou moins contenues sur sa présomption, la Russie ne pouvait sembler reculer devant l’entêtement de la Porte sans perdre ce qui pour un état est aussi précieux que la force matérielle, tout prestige et toute force morale. Cherchait-elle des moyens de conciliation, on l’accusait de vouloir se dérober au combat; c’était la contraindre à élever la voix et à risquer la guerre, ne fût-ce que pour montrer qu’elle ne la redoutait point. De là les exigences de la Russie dans les derniers temps, de là son attitude plus impérieuse et la hautaine déclaration ajoutée à ce protocole que le vulgaire croyait destiné à masquer une retraite, et qui, au lieu d’assurer la paix, devait précipiter les hostilités.

La conduite de la Russie se comprend sans peine, ses détracteurs mêmes l’ont amenée à user des armes dont ils la disaient hors d’état de se servir. Comment justifier l’attitude de la Porte qui a tant à perdre à une défaite à la longue inévitable, et si peu à gagner à une victoire? Quelque déraisonnable qu’elle semble, la politique de la Porte a aussi ses raisons. La première peut-être est encore cette patience inattendue, cette surprenante longanimité de la Russie pendant l’insurrection de l’Herzégovine et la guerre turco-serbe. Plus que personne, la Porte a cru à la faiblesse du Moskol, à ses hésitations, à la pénurie de son trésor. Le divan a cru que la Russie faisait mine de vouloir un conflit sans avoir l’intention de le provoquer, et il a trouvé sage et habile de ne pas se laisser effrayer