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pourrait dire que cette politique de patience ait réussi? Toute l’histoire de la Turquie proclame que pour ses sujets chrétiens il n’y a rien à attendre que de l’initiative et de la surveillance de l’Europe.

Sous la pression des derniers événemens les Turcs ont, il est vrai, pris un grand parti, un parti vraiment héroïque; ils se sont décidés à faire ce qu’on n’eût jamais osé leur demander : au lieu d’autonomie locale à telle ou telle province, la Porte a octroyé à tous ses sujets une constitution du type le plus moderne, un parlement taillé sur le patron le plus en vogue. Ce coup de théâtre vis-à-vis de la Russie autocratique a paru d’une audacieuse et impertinente habileté. En s’habillant soudainement à l’européenne, la Turquie semblait mettre la Russie au défi d’en oser faire autant. Cela pouvait à Constantinople passer pour un bon tour, mais qu’en devaient penser les esprits sérieux et au fait de l’Orient, qu’en devaient penser les Russes, qui débutent prudemment dans la vie politique par le bas de l’échelle, et non par le sommet, par les institutions provinciales et municipales, et non par des chambres de parade? Certes l’impression ne pouvait être favorable; ce n’est point qu’à la longue le jeu constitutionnel et la comédie parlementaire de la Turquie ne puissent devenir plus dramatiques que ne le souhaitent peut-être les auteurs de la pièce et l’inventeur du libretto: ne serait-ce qu’un effort pour se mettre à la mode du temps, ne serait-ce qu’un changement de costume, cette sorte de travestissement constitutionnel aurait encore son importance, car à la longue le vêtement a son influence sur les états comme sur les hommes, et, en dépit du proverbe, l’habit fait parfois le moine.

Quand, en prenant le masque parlementaire, la Porte ferait autre chose que se déguiser, la constitution turque, loyalement appliquée, ne saurait remplacer pour les chrétiens les garanties réclamées en leur faveur par la conférence. Je l’ai montré ici même, la charte ottomane qui remet tout le pouvoir aux musulmans d’Asie est pour les chrétiens d’Europe moins une garantie qu’un péril, et un péril d’autant plus grand que les fictions constitutionnelles seront plus religieusement respectées[1]. Loin d’assurer l’avenir des populations chrétiennes, la constitution de Midhat compromet les minces résultats du passé et les concessions jadis arrachées à la Porte en faveur de ses sujets chrétiens. Pour les raïas en effet, les seules garanties efficaces ont toujours été des mesures locales, un certain degré de self-government provincial là où les chrétiens sont en majorité. Or la nouvelle constitution rend toute nouvelle émancipation de ce genre impossible, elle fait plus, elle menace toutes les petites autonomies aujourd’hui existantes. Les privilèges anciens ou récens,

  1. Voyez, dans la Revue du Ier décembre 1876, les Réformes de la Turquie.