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œuvres était toujours sur la terre des vivans : « Le nom de Godwin a de tout temps excité en moi des sentimens de révérence et d’admiration. Je me suis habitué à le considérer comme un luminaire trop éblouissant pour les ténèbres qui l’entourent... Vous ne serez donc pas surpris de l’inconcevable émotion avec laquelle j’ai appris votre existence. J’avais mis votre nom sur la liste des morts honorés. J’avais regretté que la gloire de votre existence eût disparu de notre terre. Il n’en est pas ainsi. Vous vivez encore et, je le crois fermement, vous projetez encore le bonheur de l’humanité. »

Le « luminaire » n’était pas éteint; seulement il avait, l’âge aidant, mis un abat-jour sur ses rayons. Shelley en était resté à la Justice politique, Godwin avait fait du chemin depuis, mais en arrière. Il avait fini par s’apercevoir que ses principes étaient beaucoup moins innocens qu’il ne l’avait cru d’abord. Il tenta de tempérer l’ardeur du jeune enthousiaste en lui répétant que « chaque forme de société est bonne à sa place. » Shelley ne se laissa pas persuader. Son âme, une des plus étranges qui aient passé dans ce monde, était, il faut l’avouer, d’une autre trempe que celle de Godwin. L’élève brûlait d’essayer à la pierre de touche de la réalité l’idéal rêvé par le maître. Pour commencer, il s’était marié à Gretna Green, ce qui néanmoins était un moyen terme; il allait mieux faire et aux dépens de Godwin. L’histoire a été racontée bien des fois et de différentes manières. Le journal de Godwin ne fournit sur ce point que des faits et des dates. En effet, si l’auteur avait l’habitude de noter fidèlement ce qu’il faisait jour par jour, il se contentait de souligner d’un trait les événemens graves ou d’espacer les mots, seule expression que son stoïcisme permît à ses sentimens. D’autre part, le récit de lady Shelley dans le livre intitulé Shelley memorials est, on le comprend, peu impartial sur ce point. Ce qui est certain, c’est que Shelley vint à Londres vers la fin de 1812 avec sa femme, y passa six semaines et vit tous les jours Godwin, et que deux ans après il fit la connaissance de Mary Godwin. Il s’était alors séparé de sa femme, — c’est du moins ce que prétend lady Shelley, — pour incompatibilité d’humeur. Mary Godwin, qui était, au jugement de son père, une jeune fille à l’esprit singulièrement audacieux et très jolie, devint bientôt l’objet des attentions du poète. Elle avait accoutumé, par les chaudes journées de juin, de passer, un livre à la main, toutes ses heures de liberté sous le saule pleureur qui ombrageait la tombe de sa mère, dans le cimetière de Old-Saint-Pancras. Ce fut là que Shelley, en termes brûlans, lui fit le récit de son passé et sans doute aussi de son mariage; ce fut là que, suivant l’expression de lady Shelley, Mary Godwin, plaçant sa main dans la main du jeune homme, associa son sort au sien.