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à son imagination qu’à sa véracité. C’était par exemple un chaudron d’eau bouillante qui était tombé sur le pied de M. Godwin; le pauvre homme souffrait le martyre et ne pouvait recevoir personne, — ce qui n’empêchait pas qu’on le rencontrât au bout de la rue et sur ses deux jambes. Parfois les choses prenaient une tournure plus grave. Godwin avait prié à dîner l’un de ses amis d’Irlande, le grand avocat Curran. L’invité ayant manqué deux fois de parole, Mme Godwin enjoignit à son mari, sous peine de séparation, d’exiger de M. Curran la promesse formelle qu’il tiendrait ses engagemens. Elle voulait même quelque chose de plus qu’une promesse. Godwin, fort embarrassé de satisfaire à une demande aussi vague et aussi pressante, lui représenta qu’elle était dans son tort, et que, si elle le quittait, elle quitterait « le meilleur des maris et le plus capable de supporter le pire des tempéramens. » Cette dernière considération la toucha, car elle ne le quitta pas et continua d’exercer sur lui une influence qui malheureusement ne se bornait pas aux choses du ménage. Comme la plume de Godwin ne suffisait plus à l’entretien de la maison, elle persuada au littérateur de se faire éditeur et libraire. L’affaire se présenta d’abord avec de brillantes apparences. Sous le pseudonyme prudent de Baldwin, Godwin se mit à compiler des livres élémentaires d’éducation qui se vendirent en grand nombre. Les chefs du parti libéral, les lords Holland et Lauderdale en tête, ramassèrent par souscription une somme considérable destinée à favoriser l’entreprise, et pendant un certain temps la spéculation fut heureuse. Si elle ne réussit pas jusqu’au bout, c’est sans doute qu’on ne va pas contre sa destinée, car elle réunissait toutes les conditions du succès. Mais Godwin n’était pas fait pour la fortune. Il avait beau admirer dans la Bible la prière d’Agur qui ne demandait à Dieu ni pauvreté ni richesse, il ne devait pas jouir de l’état intermédiaire. Ce fut à cette époque qu’il fit la connaissance de Shelley, sans se douter que celui-ci allait apporter dans sa vie une tragédie plus émouvante que celle qu’il avait mise sur la scène.

Hazlitt, qui était bien plus près de Godwin que nous ne le sommes aujourd’hui, s’étonnait déjà que la réputation du philosophe eût mis si peu de temps à passer de la température de l’eau bouillante à celle de la glace. Il se demandait si c’était seulement un « roseau agité par le vent » que ce Gamaliel aux pieds duquel toute une jeunesse avide de sagesse était venue s’asseoir, et il ne cessait pas d’admirer comment cette philosophie moderne avait pu si rapidement de fiancée pleine de jeunesse se changer en douairière décrépite. Si l’on veut se faire une idée d’un culte que nous comprenons moins encore, il faut lire la première lettre que Shelley écrivit à Godwin quand il apprit que le prophète dont il avait dévoré les