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à son ami que son drame manquait d’action. Il lui suggéra même quelques idées brillantes, par exemple « une galerie de portraits d’ancêtres qu’Antonio montrerait à sa sœur l’un après l’autre, avec une anecdote pour chacun. » On sait comment, avec l’instinct du génie, Victor Hugo a, dans Hernani, retrouvé cette scène si conforme à l’esprit du vieux théâtre anglais. Pour sauver Antonio de la chute qui l’attendait, il aurait fallu plus d’une donnée semblable. Kemble, en sa double qualité de directeur et d’acteur, se montra plus franc et plus difficile que ne l’avait été Lamb. Il ne cachait pas ses tristes pressentimens, et surtout il ne voulait pas se charger du rôle d’Antonio. Godwin fit en plusieurs pages une invocation solennelle à la conscience du comédien et finit par le décider en sa faveur. A la première représentation, la tragédie tomba tout à plat. L’accident fut plus tard raconté par Lamb dans un fragment peu connu dont la manière ingénieuse de l’écrivain fait le principal charme :

« Le soir de la représentation arriva. J’étais assis dans une loge entre l’auteur et son ami Marshall. Godwin se montrait joyeux et plein de confiance. Dans les yeux de Marshall, lequel avait eu connaissance de la pièce en manuscrit, je lisais une certaine terreur. Antonio finit par paraître en la personne de John Kemble, tout raide d’amidon, dans une fraise irréprochable et avec des moustaches où il n’y avait rien à reprendre. La mise de John était toujours dans ces occasions d’une correction provocante.

« Le premier acte se passa dans la solennité du silence. Godwin assura Marshall qu’il devait toujours en être ainsi pour l’exposition, la protase, d’une pièce : les spectateurs étaient dans leur rôle en restant muets; il ne s’agissait que d’introduire les personnages, les passions et les incidens se développeraient dans la suite; jusqu’à ce moment tout applaudissement serait une impertinence; tout ce qu’on pouvait souhaiter, c’était un silence attentif. Le pauvre Marshall se soumit à cette opinion, mais à son honnête et affectueux visage, je pouvais voir qu’un seul applaudissement, même déplacé, lui aurait été plus agréable que tout ce raisonnement. Le second acte, et c’était son devoir, excita un peu plus d’intérêt; mais John ménageait encore ses forces, — par politique à ce que prétendait Godwin, — et l’auditoire mettait dans son attention la plus grande complaisance. De fait la protase était à peine développée. Marshall essuya son front mouillé d’une amicale transpiration : c’était sa manière de témoigner son zèle. Une ou deux fois dans le cours du second acte il avait rapproché les paumes de ses mains et faiblement tenté d’en faire sortir un son, et le bruit solitaire n’avait point éveillé d’écho : « aucun abîme ne répondait à cet abîme. » Godwin le pria instamment de se tenir tranquille. Le troisième