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France, cela seul aurait suffi pour décréditer l’écrivain. Ses sœurs mêmes, pour lesquelles elle s’était sacrifiée, s’écartèrent de Mary Wollstonecraft, en répétant la prière du pharisien. Ce fut vers la France que celle-ci se tourna.

Elle partit seule pour Paris à la fin de 1792; elle n’en devait revenir que trois ans après, mais bien changée. Ce qu’elle fit dans la tourmente, il serait difficile de le savoir. La guerre qui éclata entre la France et l’Angleterre rendit sa situation d’autant plus critique que les communications d’un pays à l’autre étaient rares et le retour impossible. Les lettres que l’on a d’elle à cette époque ne jettent que peu de lumière sur son séjour à Paris. On a dit qu’elle se mêla de politique, qu’elle fréquenta les girondins. Cela n’est pas invraisemblable; ce qui est certain, c’est que dans l’été de 1793, elle fit la connaissance d’un spéculateur américain, Gilbert Imlay, et que, protégée par lui, elle lui donna son cœur et sa personne. M. Kegan Paul a pris beaucoup de peine pour expliquer cette chute. Il reconnaît que son héroïne eut tort de se confier dans la loyauté de Gilbert Imlay; mais il prouve que les circonstances étaient extraordinaires, que le mariage légal n’aurait pu se célébrer sans danger, qu’il n’aurait pas même été valable, et il ajoute que dans la suite Imlay reconnut Mary Wollstonecraft pour femme dans un document qu’il ne serait pas impossible, « en certains cas, » de considérer comme un acte de mariage. La vraie raison, c’est que l’auteur des Droits de la femme en était arrivé à tenir l’affection mutuelle pour un lien suffisant aux yeux de Dieu et des hommes. Sous une influence dont on n’aperçoit que les effets, elle avait passé du christianisme pur au déisme de Rousseau et de l’orthodoxie au système naturel de Godwin. Peu de temps après, les affaires commerciales de Gilbert Imlay s’embarrassèrent, son affection se refroidit et la pauvre Mary découvrit qu’elle avait sous son toit même une indigne rivale. De désespoir elle se jeta dans la Tamise du haut d’un pont, et pourtant elle avait un enfant. Sauvée malgré ses efforts pour périr, elle refusa tout secours pécuniaire de la main d’Imlay. « Je n’ai jamais voulu que votre cœur, lui dit-elle; cela perdu, vous n’avez rien d’autre à me donner. »

Quand Godwin l’aperçut dans le monde, elle était encore sous le coup de son malheur, mais les exhortations de ses amis lui avaient rendu quelque courage. Southey, qui la vit alors, a laissé d’elle un petit portrait que l’on peut croire ressemblant : « De tous les lions que j’ai vus ici, c’est Mary Imlay qui fait la meilleure, de beaucoup la meilleure figure. Le seul défaut de ses traits, c’est une expression où se trahit le sentiment de sa supériorité. Ce n’est chez elle ni hauteur, ni sarcasme, mais c’est quelque chose de déplaisant. Ses yeux sont d’un brun clair, et ce sont les