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excursion en Écosse. « Depuis 1832, quinze à dix-huit cents personnes viennent chaque année visiter cette maison, et le pèlerinage continuera tant que les pierres resteront debout, tant que la langue anglaise sera parlée dans l’univers. C’est maintenant, ce sera longtemps un lieu de tristesse et d’affliction. » Ticknor avait au plus haut point, — il convient de l’en louer, — la mémoire du cœur. De même qu’il s’était arrêté sur la tombe de Mme de Staël à Coppet, sur celle de Lafayette au cimetière de Picpus, de même il voulait revoir ce manoir d’Abbotsford où Walter Scott, qui l’y avait reçu jadis avec bienveillance, était mort pauvre quelques années auparavant. À Édimbourg encore, il retrouvait à chaque pas les souvenirs de l’illustre romancier. Mais la capitale de l’Écosse ne renfermait plus, comme autrefois, une société brillante en talens de tous genres : les uns étaient morts ; d’autres étaient partis pour se produire à Londres sur un plus vaste théâtre.

L’époque du retour aux États-Unis était proche. Les dernières impressions de notre voyageur sur les salons de Londres ne sont point cependant sans intérêt. Il y rencontre lord Brougham qu’il n’aime pas, sans qu’on puisse trop en deviner la raison ; il s’est laissé dire que c’est un homme rude et violent. Il ne lui déplaît point d’apprendre que le romancier Bulwer, dont la tenue originale l’a peut-être choqué, n’a jamais été reçu dans le beau monde sur un pied d’égalité, bien qu’il soit de bonne famille et que ses écrits l’aient rendu populaire. Le baron Stockmar, secrétaire confidentiel du roi des Belges et de la reine Victoria, lui fait l’effet d’un personnage fin et instruit. Il assiste à une conférence de Carlyle, qui, pour vivre, fait un cours de littérature à une centaine d’auditeurs payant deux guinées chacun. C’est un orateur puissant, plus pittoresque que poétique, souvent obscur. Que citerons-nous encore de ce journal de voyage ? Une soirée au club géologique où se réunissent les savans les plus en renom de la Grande-Bretagne ; une visite à la splendide bibliothèque de lord Spencer à Althorp. Quelle aubaine pour un bibliophile d’être admis dans ce château, où se cache la plus belle collection de livres qu’un simple particulier ait jamais possédée ! Plus de 100,000 volumes ! et quels livres ! les incunables, les éditions princeps, les exemplaires uniques ou rarissimes. C’est au reste une folie et un luxe inutile que cette collection ensevelie, loin des savans ou des amateurs, dans un domaine souvent inhabité du comté de Northampton.

Enfin le jour du départ était arrivé. Le 10 juin 1838, la famille Ticknor s’embarquait à Portsmouth sur un navire à voiles. Le premier bateau à vapeur transatlantique avait accompli sa traversée d’essai quelques mois auparavant. Notre homme était prudent ; quoiqu’il n’eût aucune défiance des inventions du génie moderne,