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que les habitans de ces pays-ci semblent appartenir à une race inférieure. En général, un homme est plus homme chez nous que partout ailleurs. Nonobstant les fautes que la liberté permet de commettre, c’est une satisfaction pour le cœur et pour l’âme de penser qu’il vaut mieux vivre aux États-Unis que de ce côté de l’Atlantique. »

Quel singulier mélange de perspicacité et d’infatuation patriotique! Ce voyageur est un habile médecin des plaies sociales. Il a diagnostiqué la maladie avec une heureuse précision. Il connaît le remède : c’est cette liberté politique dont il est fier que son pays natal ait le privilège d’user quelquefois jusqu’à l’abus. Il n’ose nous le conseiller, parce qu’il doute que notre tempérament ait assez de vigueur pour s’en accommoder. C’est toujours l’homme auquel Mme de Broglie écrivait dix-huit ans auparavant : « Toutes les créatures de Dieu sont faites pour une noble destinée. Vous avez tort de mépriser les efforts d’une nation pour être libre, et vous n’avez pas le droit de nous regarder comme des êtres inférieurs. » Au surplus, il n’était pas en cette circonstance conséquent avec lui-même, car rien à son avis n’annonçait mieux le réveil d’un peuple que le progrès des lettres et des sciences, et il constatait en Europe, en France tout au moins, un rajeunissement des choses de l’esprit dont il ne méconnaissait pas l’éclat et la profondeur.


III.

Partie de Vienne au commencement de juillet 1836, la famille Ticknor consacra les trois mois d’été à des excursions en Autriche, en Bavière, dans le Tyrol. Elle se rendait en pèlerinage à Coppet, qui rappelait à notre Américain non-seulement le souvenir de Mme de Staël, mais aussi celui de son fils Auguste, mort depuis peu d’années et qu’il avait beaucoup connu lors de son premier séjour à Paris. Genève lui apparaissait changée à son désavantage. La société intelligente qu’il y avait fréquentée en 1817 s’était dispersée. Genève était devenue ville de commerce. On y rencontrait plus de gens riches, moins de savans et d’hommes de lettres. A Turin, il retrouvait avec bonheur le comte Cesare Balbo, attaché jadis à l’ambassade piémontaise en Espagne. Balbo s’était fait le protecteur de Silvio Pellico, lorsque celui-ci fut mis en liberté. Petit, modeste, tranquille, Pellico avait moins l’air d’un conspirateur que la mine d’un homme épuisé par un long séjour en prison. Au reste, Ticknor traversait le Piémont sans presque s’y arrêter. Le seul obstacle à son voyage était une épidémie de choléra dans la Haute-Italie. Tous les petits princes de ce pays s’étaient prémunis contre le fléau par les moyens alors en usage. A la frontière du duché de Modène