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des bons carrossiers anglais. Femme, filles, domestiques et bagages s’y entassaient à l’aise, et quatre chevaux de poste conduisaient le tout de relais en relais. Cette lourde machine n’abandonnait pas nos voyageurs, même lorsqu’il fallait traverser la mer. Leur premier trajet fut de Londres à Holyhead, d’où ils s’embarquèrent pour l’Irlande. L’Association britannique, qui tenait alors sa cinquième session à Dublin, avait encore tout l’attrait de la nouveauté; les savans y venaient déjà en foule, et le public ignorant s’y intéressait. C’était donc une réunion curieuse pour des étrangers. Ticknor s’y trouvait en compagnie de sir John Franklin, un marin bien bâti, « dont les façons ne sont pas recherchées, dont la parole dans la conversation ou dans les discussions publiques n’est pas toujours élégante, mais vigoureuse, vive et pittoresque, » d’Agassiz, alors presque inconnu, du professeur Sedgwick, du vieux physicien Dalton, de Babbage, l’inventeur d’une machine à calculer, de Tocqueville et Gustave de Beaumont, qu’il avait connus à Boston lors de leur voyage aux États-Unis. Pour un républicain de l’autre monde, cette réunion avait un intérêt d’autre genre, c’était d’y voir figurer le lord-lieutenant d’Irlande, lord Mulgrave, avec tout l’apparat d’une vice-royauté. Durant son premier séjour en Europe, il avait un peu dédaigné les réceptions des souverains; il n’y était plus aussi indifférent, on le verra par la suite.

Il faut passer rapidement sur une visite à miss Edgeworth, l’ingénieux auteur de livres bien connus, — sur un séjour d’une semaine à Wentworth-House, chez lord Fitz William, où il eut le spectacle vivant de cette existence fastueuse des grands seigneurs à la campagne que chacun connaît, tout au moins pour en avoir lu la description dans les romans anglais. Il apprit là, ce qu’il avait ignoré jusqu’à ce moment, que la chasse au renard, qui réunit à un jour donné les propriétaires voisins, est le meilleur moyen qu’il y ait d’étudier la nature humaine : du moins lord Spencer, jadis chancelier de l’échiquier, lui en donnait l’assurance. L’hiver approchait; la famille Ticknor voulait arriver à Dresde avant la mauvaise saison. Elle prit la route de la Saxe par Bruxelles, Bonn et Weimar, ne s’arrêtant dans cette dernière ville que pour aller en pèlerinage à la maison de Goethe, « monument de la vanité d’un homme qui a passé sa vie, une très longue vie, dans un succès constant, dont les désirs ont été toujours remplis, anticipés même, au point d’en être venu sur la fin à croire que le monde entier s’intéressait à lui. »

Pourquoi ces touristes américains avaient-ils choisi Dresde pour leur quartier d’hiver? Leur ami Washington Irving leur en avait fait grand éloge à son retour d’Europe quelque temps auparavant. Toutefois cette petite capitale n’avait aucun attrait particulier. Ticknor y trouvait sans doute l’occasion de continuer des études qu’il