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fort agréable; mais cela était en dehors de l’ordinaire... On n’a rien à faire ici qu’à s’amuser, et vous pouvez compter que personne n’y manque. Pour ma part, je n’ai jamais mené une vie si intéressante et si agitée. » Deux ans plus tard cependant, après un nouveau séjour à Washington, il constatait avec regret que la ville était triste, que les divisions politiques y empoisonnaient l’existence.

Au fond du cœur, il songeait toujours à revenir en Europe. Redevenu libre, il eut bientôt pris son parti. Il s’embarquait pour Liverpool au mois de juin 1835 avec sa femme et ses deux filles. Semblable au philosophe antique, il emmenait avec lui ce qu’il avait de plus précieux. On ne naviguait encore en ce temps que par navires à voiles. La traversée fut heureuse, si ce n’est qu’à l’embouchure de la Mersey un coup de vent faillit jeter le navire à la côte. Ce sont de ces incidens que raconte volontiers un touriste qui a vu de près le péril du naufrage et qui s’en rappelle, non sans plaisir, les palpitantes émotions.


II.

À cette époque (juillet 1835), Guillaume IV régnait encore, et lord Melbourne était premier ministre. Il y avait déjà entre les États-Unis et la Grande-Bretagne cette sourde mésintelligence qui dure toujours, que l’on s’étonne de voir subsister entre deux peuples de même origine. Dans un dîner à Holland-House, où Ticknor avait occasion de rencontrer les principaux hommes d’état du moment, lord Melbourne ne lui cacha point que Jefferson, Madison, John Quincy Adams, étaient considérés comme des ennemis de l’Angleterre. Seuls Monroe et le général Jackson, président actuel, passaient pour indifférens. Ces plaintes indisposèrent-elles notre voyageur? Toujours est-il qu’il paraît fort enclin à la critique sur ce qu’il aperçoit du monde officiel anglais. Lord Melbourne est un indiscret qui raconte tout haut que la veille le roi a porté quatorze toasts et fait quantité de discours à sa propre table. Les membres des communes ont mauvaise tenue en séance; ils causent, rient et se promènent sans faire attention à ce qu’on discute. Sir Robert Peel est judicieux, véhément, maître de lui-même et du sujet qu’il traite, mais c’est un orateur de second ordre; son unique talent est de savoir conduire une assemblée délibérante. Au reste, Ticknor ne séjourna guère à Londres cette fois; il ne voulait que passer l’été en touriste dans les îles britanniques et s’en aller en Allemagne pour la saison d’hiver.

Le moyen de transport qu’il avait adopté pourrait figurer maintenant, à quarante ans de distance, dans un musée archéologique. C’était une vaste berline, aménagée à l’intérieur avec l’expérience