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Je me dirigeai avec lui vers le cratère, dont nous étions éloignés de quelques centaines de mètres, et je m’arrêtai, croyant rêver, lorsqu’il me dit : — N’allez pas plus loin, nous sommes au bord. Je regardai à mes pieds : je distinguai vaguement les immenses parois, le gouffre béant, plus grand encore entrevu dans l’obscurité; mais là où j’avais laissé une mer de feu il n’y avait plus rien. Une acre odeur de soufre me prenait à la gorge; une énorme colonne d’un blanc laiteux, formé de vapeurs sulfureuses, s’élevait du fond de l’abîme, se dressait à des centaines de pieds au-dessus de nous et déployait un gigantesque panache qui oscillait à peine dans l’air immobile.

— Nous n’avons pas un instant à perdre, me dit Frank. Une éruption terrible se prépare, mais où, je l’ignore. Tant que la lave bouillonne dans le cratère, il n’y a rien à craindre. Kilauéa est la soupape de sûreté de l’île, mais quand Kilauéa se tait, c’est un signe infaillible que la lave va s’ouvrir une nouvelle issue. Le fait s’est déjà produit en 1862. Je l’ai constaté par moi-même, et vous savez ce qu’a été cette éruption. Nous sommes à la veille de voir les mêmes désastres. Il n’est que trois heures du matin, mais il faut hâter le départ. Kimo, prévenu, fait seller les chevaux. Laissons reposer Jane et ses femmes jusqu’au dernier moment.

Autour de nous s’agitaient des ombres silencieuses. On ramenait les chevaux, et, pour éviter de troubler avant l’heure le repos de la princesse, on les sellait à une certaine distance du camp. Quand tout fut prêt, Kimo fit prévenir Jane. En peu de mots, Frank la mit au courant. Elle l’écouta attentivement et donna ordre à ses femmes de se conformer d’une manière absolue aux instructions de Frank. Notre repas fut promptement achevé, et la caravane s’ébranla. Frank marchait en tête, je suivais avec Jane. Kimo, entouré de quelques Kanaques sûrs, formait l’arrière-garde. Ils devaient, en cas de panique, empêcher la débandade et la fuite des animaux qui portaient nos provisions. Nous cheminions dans l’obscurité. Frank, qui connaissait admirablement la route, nous guidait sans hésitation. Il nous fallait contourner le volcan dans toute sa longueur, puis gravir les contre-forts de Mauna-Loa, qui formaient à quelques milles de distance un repli de terrain derrière lequel commençait le district de Kona.

Au jour naissant, nous avions dépassé l’extrémité sud du cratère, et nous nous élevions sur des pentes raides et pierreuses pour atteindre le plateau. Un silence profond régnait autour de nous; les oiseaux inquiets voletaient de branche en branche; tout ce monde d’insectes, qui s’agite et bruit sous le chaud soleil des tropiques, se taisait; pas un souffle d’air, la nature semblait dominée par une inexplicable terreur. L’atmosphère était lourde et brûlante; de