Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 21.djvu/134

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et je suis sûre que la prédiction de Kiana s’est conservée intacte et se conservera telle tant qu’il y aura un descendant direct de celle qui l’a recueillie.

— Comment expliquez-vous alors que Vakea ne l’ait pas transmise à ses descendans?

— Malia, sa fille, était trop jeune à l’époque de sa mort pour en recevoir la confidence, et, d’après nos traditions, elle ne pouvait le tenir que de lui.

— Mais Kimo croit que cette prédiction est sur le point de s’accomplir.

— Tout dépend comment il l’interprète, reprit Frank. Les prédictions ne brillent généralement pas par la clarté ; mais laissons là ce secret, qui ne nous concerne pas et qui fait une impression pénible sur Jane.

Frank avait raison, notre compagne semblait mal à l’aise. Je re- grettai, à part moi, l’effet produit par ma malencontreuse curiosité. Peu à peu cependant cette impression nerveuse de Jane se dissipa devant le magnifique panorama qui se déroulait sous nos yeux au moment où, sortant de la forêt, nous arrivâmes sur le versant de la montagne. Kimo vint nous rejoindre et, désignant du geste un bouquet d’arbres, sentinelle avancée des bois que nous quittions, il nous dit : — C’est ici que nous allons faire halte. Nous pourrons nous remettre en route à trois heures et arriver à Olaa à la nuit.

Pendant que les Kanaques préparaient notre collation, j’explorai les environs. Kimo m’indiqua l’endroit où s’était livrée, trente ans auparavant, la bataille dans laquelle son père, me dit-il, avait succombé. Je reconstituai, par la pensée et le souvenir des récits du père de Frank, ces luttes où les adversaires se mesuraient corps à corps, où les membres nus s’enlaçaient et se tordaient dans des étreintes désespérées. Le site était admirablement choisi. Sauf le bouquet de bois sous lequel campaient mes compagnons, pas un arbre, pas un arbuste n’accidentait le sol, uni comme un tapis et couvert d’herbe fine et de mimosas. Sous ce soleil éclatant, dans cette plaine inondée de lumière, pas un trait de bravoure, pas une défaillance ne pouvait se dissimuler aux regards des combattans. La lutte avait été atroce : commencée au jour, elle n’avait fini qu’à la nuit. Kaméhaméha, vainqueur, avait vu succomber ses derniers adversaires. Quelques-uns à peine avaient réussi, couverts de blessures, à se traîner jusqu’à la lisière de la forêt ; leurs gémissemens les avait trahis le lendemain, et on les avait achevés. Les cadavres abandonnés avaient été dévorés par les chiens sauvages. Depuis, la nature avait étendu son vert manteau sur ces restes informes dont mon pied heurtait encore quelques débris blanchis par le soleil et la pluie.