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— Non, car quelques instans avant sa mort Kiana eut une vision. Il n’y avait près d’elle que Vakea et Kama, la plus âgée des deux femmes qui l’avaient recueillie. Elle prononça distinctement quelques phrases qui les frappèrent d’étonnement, et Vakea ordonna à Kama de ne les répéter jamais.

— Et comment Kimo pourrait-il les savoir?

— Kimo est l’unique descendant de Kama, et l’on dit que la prédiction, car c’est ainsi qu’on la désigne, a été, malgré les ordres de Vakea, transmise dans la famille. En tout cas, le secret surpris au lit de mort a été religieusement gardé. Il n’est pas un Kanaque qui ne soit convaincu que Kimo le possède, et Kimo ne l’a jamais nié, mais il ne le dira jamais.

— Et Malia, que devint-elle?

— Laissée orpheline à cinq ans, elle fut élevée par les principaux de la tribu, qui reportèrent sur l’enfant l’affection que leur avait inspirée sa mère. Elle était trop jeune à l’époque de sa mort pour se souvenir d’elle. Quelques-uns de ceux qui avaient été dans l’intimité de Vakea gardèrent bien la mémoire de ce Dieu révélé par Kiana, mais ces impressions s’effacèrent peu à peu. Il n’en resta qu’un souvenir vague dont les premiers missionnaires retrouvèrent une trace indistincte, sans savoir à qui l’attribuer. Devenue jeune fille, Malia épousa le chef de Kona et réunit le sud de l’île sous son autorité. Son fils aîné, qui lui succéda, est l’ancêtre de Kaméhaméha Ier.

Je désirais vivement questionner Kimo; mais l’heure était trop avancée, et force me fut de remettre au lendemain. Nous nous séparâmes, et, avant de m’endormir, j’écrivis sur mon calepin l’histoire de Kiana, dont les traits confus me hantèrent pendant mon sommeil et dont je m’efforçais vainement de deviner la prédiction.


II.

Il faisait grand jour quand je m’éveillai. Les bruits de la ferme, le gazouillement des oiseaux, les piétinemens des chevaux, les chants bizarres des Kanaques me rappelèrent promptement à la réalité. Frank m’attendait pour l’accompagner dans une excursion à quelques milles de distance. Avant de s’absenter, il voulait donner des ordres à ses ouvriers, occupés dans la forêt, où ils achevaient des plantations de bois de sandal. Nous partîmes avec une petite escorte. L’air pur et vivifiant du matin, l’allure rapide de nos chevaux, les ravissans paysages qui se déroulaient devant nous, achevèrent de dissiper mes rêves, et l’image de Kiana alla rejoindre ces impressions fugitives qui sommeillent dans notre mémoire et