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l’objet fixe de son effort. De tous ces jolis chants, il n’en est, pour ainsi dire, pas un qui ne porte avec lui l’acte de naissance de leur auteur, les plus gais comme les plus sérieux, la Belle fille comme la pièce Au Docteur Dolbeau, Enthousiasme comme A ma Mère, De profundis comme les remercîmens à la Belgique hospitalière, mais dans tous se fait sentir en même temps un accent de vrai poète destiné à survivre à ce premier feu de la jeunesse. Deux ou trois de ses petits tableaux de guerre en particulier sont, dans leur précision bien entendue, d’un art auquel la maturité ne pourrait rien ajouter. Quelle terrible aventure par exemple que celle de ce bataillon de zouaves détaché pour enlever une batterie prussienne, qui réussit à sa tâche après y avoir péri presque tout entier, et dont les derniers survivans, lorsqu’ils reviennent à leur poste avec leur trophée si chèrement conquis, entendent pour toute réponse aux joyeuses clameurs par lesquelles ils annoncent leur arrivée le Wer da d’une sentinelle prussienne ! Il n’y a pas d’œuvre vantée de Détaille ou de Neuville où l’horreur de la dernière guerre soit plus complètement renfermée que dans cette petite toile aux proportions si judicieusement étroites.

Les deux petits volumes de chants lyriques publiés par M. Déroulède ont chacun leur inspiration et leur but propres. Les Chants du soldat sont consacrés aux souvenirs de la défaite, les Nouveaux Chants du soldat à l’espérance et à la préparation de l’avenir désiré, mais un même sentiment général fait l’âme des deux volumes, et ce sentiment est excellent. C’est à juste titre que, voulant parler de la patrie, le jeune poète l’a identifiée avec le soldat. Le soldat est en effet le vrai patriote, non-seulement parce qu’il est armé pour la défense commune, mais surtout parce que les circonstances n’ont laissé qu’à lui seul aujourd’hui le désintéressement nécessaire pour représenter la grande idée de la patrie. Au milieu de notre déchirement politique et social, lui seul ne connaît rien et ne doit rien connaître de nos divisions; au milieu de nos luttes d’intérêts, lui seul ne réclame et n’a rien à réclamer pour lui; dans une société où chacun ne relève que de soi, lui seul connaît et pratique l’obéissance. Qui dit patrie dit unité, et où trouver une autre image de l’unité nationale que chez l’homme dont les préoccupations se rapportent exclusivement au salut commun, qui n’a d’autres ennemis que ceux de tous, et pour qui les triomphes successifs de nos partis les uns sur les autres ne sont ni des victoires ni des défaites? L’ambition de l’homme de parti, l’âpreté au gain du paysan, la subtilité sophistique du journaliste et de l’homme de lettres, les préoccupations mercenaires de l’ouvrier des villes, sont vices inconnus au soldat, et ne serait-ce que parce qu’il échappe à ces tares que M. Déroulède ajustement reprochées en plus d’un passage de ses chants aux diverses fractions de notre société, il mériterait d’être considéré comme le représentant le plus parfait de la patrie.