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comme ces rôles faits à votre image; on y réussit à l’instant par son air de visage, par ses cheveux et toute sorte d’inexpériences adorables, de jolies choses dont le public s’émerveille cette fois et qu’il vous reprochera le lendemain, vous renvoyant à vos études. Christine Nilsson également ressemblait à la belle Ophélie; mais à l’époque où la brillante Suédoise quitta le Théâtre-Lyrique pour l’Opéra, elle avait déjà pris rang parmi les cantatrices, chanté la Reine de la nuit et pouvait se permettre une folle escapade, qu’elle a d’ailleurs fièrement réparée depuis; ceux qui l’ont entendue dans Lohengrin peuvent le dire. Trois mois se sont à peine écoulés, et déjà la distribution de Paul et, Virginie a perdu son plus vif attrait. Aujourd’hui M. Capoul est à Londres, et c’est M. Engel qui lui succède. M. Engel possède une voix de ténor blanche et petite et par momens point trop désagréable. En revanche, il prononce mal, jolie de façon gauche et n’a pas l’air de se douter de l’art du chant. Vous verrez aussi qu’avant peu Mlle Ritter sera remplacée par quelque jolie transfuge de l’opérette; il n’importe, la pièce est lancée, et tout va pour le mieux, puisque le public ne se plaint pas et que l’administration supérieure, loin de traiter un tel système comme il le mérite, ne trouve point assez d’éloges et de récompenses à lui décerner.

Parlons maintenant du Timbre d’argent, ou plutôt parlons de M. Saint-Saëns, car la représentation d’un ouvrage dramatique ne saurait jamais être qu’un épisode dans la carrière d’un symphoniste si invétéré. Il y a en musique, comme en littérature, des écrivains et des hommes de théâtre, ce qui ne signifie pas le moins du monde que les talens doivent subir certaines lois de délimitation qu’il plairait trop souvent au vulgaire de leur imposer. Vigny, Musset, dans le passé; dans le présent, Jules Sandeau, Octave Feuillet, ne sont point ce qu’on appelle des tempéramens de théâtre, et cela ne les empêche pas d’avoir donné des œuvres qui resteront à la scène; d’autre part, vous en citeriez quelques-uns qui, à l’exemple de Dumas fils, tout en restant fidèles à leur nature, savent être aux momens perdus des écrivains de race. En musique, même chassé-croisé, avec cette différence qu’ici l’émulation tendra plutôt de l’orchestre à la scène, et que pour vingt compositeurs s’évertuant à faire jouer des opéras, nous n’en aurons pas deux s’efforçant de passer du théâtre à la symphonie. C’est que le théâtre réalise en somme tout ce qu’un musicien peut rêver comme effets, et qu’il est en outre parmi nous aujourd’hui le plus puissant moyen de fortune. Étonnez-vous ensuite que des artistes tels que M. Saint-Saëns veuillent en tâter, dussent-ils même ne s’y point établir à demeure. Il faut que l’ascendant soit en vérité bien impérieux pour qu’on se décide à traverser de semblables épreuves, toujours et si cruellement recommençantes, et qu’un musicien dont le nom s’impose à toutes les sociétés symphoniques de la France et de l’Allemagne se résigne à rompre avec ses habitudes, à batailler sans trêve ni merci, et contre les préjugés et la