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ensuite pour obtenir son pardon, c’est ce qu’on voit trop souvent ; mais critiquer les poètes qui nous offrent des tabatières de porcelaine de Saxe et nous habillent d’écarlate, n’est-ce pas montrer au monde qu’on a l’âme haute et fière d’un juge incorruptible et d’un véritable censeur littéraire ?

L’année où meurt l’abbé Desfontaines, Fréron prend son essor et s’essaie à voler de ses propres ailes. Ainsi que l’a tant répété Voltaire (non sans quelque variante), Fréron est né, il est sorti du « cadavre de Desfontaines. » En 1745, il publie ses premières feuilles périodiques de critique littéraire sous ce titre : Lettres de Mme la comtesse de*** sur quelques écrits modernes. Fréron n’avait rien d’une comtesse, on doit en convenir, et ses airs éventés de petit-maître n’ont jamais dû tromper personne. Comme le prouve l’exemple de Desforges-Maillard, la mode était à ces innocentes mystifications. Il ne parut que dix-neuf Lettres : la feuille de Fréron fut supprimée, et l’auteur enfermé au donjon de Vincennes. Je ne crois pas qu’il l’ait fait exprès ; en tout cas, c’était bien jouer pour commencer. On verra bientôt qu’à cette époque, où les journalistes étaient sous la main de la police, il suffisait d’un mot, d’une simple allusion satirique à un personnage un peu connu (Fréron avait parlé de l’abbé de Bernis), pour faire suspendre ou supprimer un journal et envoyer les écrivains dans quelque prison d’état. Fréron a visité tour à tour presque tous les châteaux de cette espèce destinés aux beaux esprits, depuis le For-l’Évêque jusqu’à la Bastille. Mais c’est ici qu’éclate la bonté de son caractère : tant qu’il fut jeune, et aussi longtemps que la goutte ne le tortura pas trop, il prit très bien la chose et ne protesta point contre les tyrans. Il faut ajouter qu’il sentait moins ses maux que d’autres. Dès sa première détention au château de Vincennes, Fréron prit l’habitude de s’étourdir dès le matin sur son malheur, « ce qui lui faisait, disait-il, supporter patiemment le reste de la journée[1]. »

Aller à Vincennes était bien pour un jeune critique : trouver des protecteurs et surtout des protectrices pour l’avenir était mieux. Fréron n’y manqua pas. On devine de quel côté il se tourna. Sans être un grand saint, Fréron était un bon chrétien. Il croyait tous les mystères et tous les dogmes de sa religion avec la simplicité ingénue d’un homme qui n’y avait jamais réfléchi. La nature d’ailleurs n’avait point fait de lui un métaphysicien. Il est impossible de moins penser sur les matières abstraites. Que peut bien avoir fait Fréron de ses facultés rationnelles ? On en découvrirait difficilement la trace dans toute son œuvre. En vrai régent de collège, il haïssait d’instinct les philosophes qui n’avaient point pris leurs

  1. L’Espion anglais, ibid, p. 165.