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ce n’était plus du cidre qu’il buvait, ainsi qu’aux pardons de Bretagne ; l’abbé Desfontaines, qui était un bon et vrai Normand, semble lui avoir aussi donné le goût de la crasse vie plantureuse de sa patrie. Bref, dans cet Aristarque modèle, si fin et si judicieux à ses heures, peut-être alors aussi digne qu’un autre d’être le vengeur du goût, des mœurs et de la religion outragés par les philosophes, il y avait une brute cynique, débridée, qui se cabrait et ruait lorsqu’un sang enflammé coulait à torrens dans ses veines et l’aveuglait de lueurs rouges.

Le rouge, telle était, ce semble, la couleur préférée de Fréron. Il portait volontiers un habit d’écarlate. Piron, qui a fort connu le critique, fait même à ce sujet un récit très piquant et qui montre à merveille ce que c’était que Fréron, Le critique et le poète étaient à table chez M. S… Piron tira de sa poche une jolie tabatière formée de deux morceaux de porcelaine de Saxe et montée en or. On fut curieux de la voir de près, et, de main en main, elle parvint à Fréron, qui la loua si fort que Piron se crut obligé de lui dire qu’elle était bien à son service. « il ne fit point le sot, l’accepta très obligeamment et la serra, puis parla d’autre chose. » Le procédé ne fut pas du goût de tous les convives. Melot, (bibliothécaire des manuscrits, qui se trouvait placé à côté de Fréron, enleva la boîte de la poche du critique et, secondé de toute la ronde, força Piron de la reprendre. Mais, au sortir de chez M. S…, dès que Piron se trouva seul aux tuileries avec l’ami Fréron, il le supplia de si bonne grâce d’accepter la tabatière que celui-ci la prit une seconde fois. Rentré chez lui, Piron raconta l’aventure à sa femme. Elle le savait plus attaché qu’il ne le voulait paraître à cette bagatelle, à cause de la main dont il la tenait ; elle court chez Prault, alors le libraire de Fréron, et lui remet huit louis, s’il veut négocier le rachat de la tabatière auprès du critique. Quand Prault put le joindre, trois ou quatre jours après, il le trouva en bel habit d’écarlate. Il était trop tard ; Fréron avait vendu la tabatière au valet de chambre du duc de Valentinois, curieux des moindres bagatelles élégantes.

Piron, qui avait rédigé de sa main ce récit inédit[1] à la fin d’un recueil de trente-deux épigrammes dirigées contre Fréron, s’est surtout proposé d’établir que le convive de M. S… n’était pas un voleur, ainsi que Le Brun, piqué au vif par les critiques de Fréron, l’avait écrit dans une brochure. Sans doute Piron voyait bien quelque indécence dans le sans-gêne de l’Aristarque ; mais ce qui le fâchait, c’est que, le jour même où celui-ci endossait le magnifique habit écarlate qu’avait payé la tabatière, il publiait un article contre la Louisiade de son bienfaiteur ! Dévaliser les gens et les louer

  1. Œuvres inédites de Piron, publiées sur les manuscrits autographes originaux, avec introduction et notes, par M. Honoré Bonhomme, p. 195 et suiv.