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Pot-de-Fer. Fréron fut bientôt nommé régent au collège Louis-le-Grand ; . il professa deux ans et demi[1]. On ne sait pour quelle cause il sortit de la société de Jésus ; il n’avait pas vingt ans lorsqu’il quitta l’institut. Voltaire parle de « fredaines, » mais il paraît bien que tout le crime du jeune régent était d’avoir été reconnu au théâtre-Français sous des habits laïques. Quoi qu’il en soit, Fréron entra dans le monde avec le petit collet et sous le nom d’abbé. Il collabora d’abord aux Observations sur les écrits modernes et aux Jugemens de l’abbé Desfontaines, le meilleur guide, à tout prendre qu’un jeune homme désireux de faire de la critique pût suivre alors. On lui payait vingt-quatre livres la feuille d’impression : c’était toute sa ressource pour vivre.

Puis l’abbé Fréron devint le chevalier Fréron. Il porta, l’épée, l’habit à larges basques et le chapeau sous le bras. Il fréquentait les tripots et trichait volontiers au jeu comme le chevalier des Grieux ou le premier grec venu[2]. Bref, Fréron fut quelque temps un petit-maître d’une élégance accomplie. Il avait ce qu’on appelait une noble figure, bien encadrée dans une forte perruque à trois rouleaux poudrés et posés sur de larges épaules. Dans les portraits de Cochin, tous de profil, le front est étroit et violemment déprimé par places, le nez très aquilin et carré à son extrémité, la bouche à la fois spirituelle et sensuelle, le regard intelligent, quoiqu’on peu voilé. La tête est droite, dans l’attitude doctorale qui convient à un Aristarque, mais sans raideur, sans nul air de défi. Certes, il y a du pédagogue dans cette figure, du régent de collège, du pédant, si l’on veut ; ce qui domine pourtant, c’est la solidité, la rectitude, un sens étroit, mais droit et judicieux. Nulle vie intense n’allume cet œil vague ; les traits sont gros et noyés dans la graisse. Si un sourire ironique et contenu, d’une imperceptible finesse, semble voltiger sur la lèvre supérieure du critique, l’inférieure avance d’une manière déplaisante et donne au bas de la physionomie une vulgarité presque bestiale. Il est impossible de rencontrer de plus solides mâchoires, un appareil de mastication plus formidable. La bonne chère et le vin, voilà les passions maîtresses de cette forte et solide nature, qui s’alourdit d’assez bonne heure. Fréron avait le tempérament aussi dur que la tête. Il eût dû vivre un siècle ; mais des excès de toute espèce, un état en quelque sorte permanent d’indigestion et de congestion, et d’horribles attaques de goutte le tuèrent avant soixante ans. Il avait apporté de « sa province, » comme il disait, certain goût de grosse ivresse ; seulement, à Paris,

  1. Anecdotes sur Fréron (Voltaire).
  2. Il parait bien, comme l’affirme l’auteur des Anecdotes, que Fréron est « l’homme de lettres » dont parle l’abbé de La Porte dans l’Observateur littéraire, 1758, II, 319-20.