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et du monde; cependant aussi longtemps que je vivrai, je le respecterai à cause des sentimens qu’il a montrés ce soir. »

Certes ce langage était nouveau pour Ticknor. Ce n’était pas en Allemagne, moins encore en Angleterre ou en Amérique qu’il avait pu entendre ce mélange de poésie et d’histoire. On le voit, il s’y laisse séduire un instant; mais son gros bon sens réagit bien vite. Toutes ces conversations ne sont au surplus pour lui qu’un passe-temps agréable. S’il est venu à Paris, c’est pour en apprendre la langue, non point même pour y poursuivre ses études classiques, car il ne trouve pas que les érudits de notre pays soient assez sérieux. Il prend donc chaque matin une leçon de français et une leçon d’italien pour se préparer au voyage d’Italie. Le soir, il étudie la langue romane ou la littérature française. Suit-il au moins les cours de la Sorbonne ou du Collège de France? Non; après en avoir essayé, il les juge trop frivoles. Lacretelle, qui professe l’histoire romaine, lui plaît beaucoup, car il a du goût, une parole facile, une mémoire remarquable, si bien qu’il ne se sert jamais de notes, mais ce n’est qu’un orateur brillant. Andrieux ne raconte que des bons mots et des anecdotes. Villemain, le plus populaire de tous, émet sans effort des phrases brillantes, des épigrammes qui valent des argumens tant elles frappent l’imagination. Tout cela n’est qu’une sorte d’amusement, comme on en va chercher au théâtre; en aucun pays, on ne prendrait de telles leçons pour des cours d’instruction publique.

Il est évident qu’après deux années de séjour dans une université d’Allemagne, il n’avait pas encore compris que chez nous l’instruction classique consiste surtout à mettre en relief ce qui est beau, à développer les idées nobles et généreuses, à élever l’âme en un mot. Il en est encore aux maximes que lui a enseignées Goethe, qu’un professeur a tort d’être éloquent, parce que l’éloquence n’apprend rien. Il en est encore à croire que l’œuvre de Milton renferme autant de beautés que celles de Corneille, de Racine et de tous les poètes français pris en bloc. En somme, ce qu’il a vu de mieux à Paris, c’est le théâtre comique. La tragédie l’a enthousiasmé d’abord avec Talma, il en est revenu après réflexion : elle n’a ni assez de force ni assez de passion. Quant à notre supériorité dans le genre comique, elle lui paraît être une conséquence naturelle de notre caractère national. Il n’y a rien en Angleterre de comparable à Tartufe et au Misanthrope, ni en Espagne, où domine la comédie d’intrigue, ni en Italie, où le théâtre est d’une bouffonnerie vulgaire. Chez nous, la fatuité des acteurs, la coquetterie des actrices, sont naturelles et piquantes, parce que les comédiens, de même que la nation à laquelle ils appartiennent, jouent tous les