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vous êtes l’avenir du monde. » Chateaubriand évoquait devant lui les souvenirs de ses voyages de Philadelphie au Niagara et du Niagara à la Nouvelle-Orléans à travers les forêts vierges. Benjamin Constant, quoique accusé de trop de défaillances politiques, lui apparaissait dans un salon comme le plus séduisant des causeurs, le plus correct des écrivains. Et de Barante? Et le comte Pozzo di Borgo? Jamais sans doute la société parisienne n’avait été plus attrayante pour un homme d’une intelligence cultivée et d’un jugement délicat. Cependant tous ces gens d’esprit semblaient plus dégoûtés du présent que confians dans l’avenir. Ce désappointement général ne dut-il pas surprendre un citoyen de Boston tout convaincu, comme chacun de ses compatriotes, des grandes destinées futures de l’Amérique? N’était-ce pas un langage nouveau pour lui d’entendre dire : « Je ne crois plus aux révolutions, » ou d’assister chez Chateaubriand à l’étincelante improvisation qu’il raconte en ces termes, fort exactement suivant toute apparence?

« Au commencement de la soirée, la conversation fut mise sur l’état de l’Europe; il (Chateaubriand) se lança dans la discussion en s’écriant : « Je ne crois pas à la société européenne, » et il développa cette thèse de mauvais augure dans un discours éloquent auquel de bons argumens n’auraient rien pu ajouter. « Dans cinquante ans, il n’y aura plus un souverain légitime en Europe. De la Russie à la Sicile, je ne prévois rien que des despotismes militaires; et dans un siècle, oh ! dans un siècle ! l’avenir est trop sombre pour la vue humaine. C’est peut-être là le malheur de notre situation; peut-être vivons-nous, non-seulement dans la décrépitude de l’Europe, mais aussi dans la décrépitude du monde. » Il dit cela d’un tel ton, avec un tel regard, qu’il y eut un profond silence, et que nous crûmes tous sentir que l’avenir était incertain. Bientôt, par un sentiment d’égoïsme naturel, quelqu’un demanda ce qu’on devait faire eh une telle situation. Tout le monde regardait Chateaubriand : « Si je n’avais pas de famille, je voyagerais, non pour le plaisir de voyager, car je hais les voyages, mais pour voir l’Espagne, pour savoir ce qu’y ont produit huit années de guerre civile; pour voir la Russie, pour mieux juger de près la puissance qui menace d’écraser te monde. Après cela je connaîtrais, je crois, les destinées de l’Europe; alors j’irais me fixer à Rome. Là je construirais mon tabernacle, je creuserais ma tombe, et là, au milieu des ruines de trois empires et de trois mille ans, je me donnerais tout entier à Dieu. » Il n’y avait pas de fanatisme en lui ; c’était le désespoir qu’exhale un cœur de poète dont la famille a été exterminée par une révolution, et qui a été lui-même sacrifié à une autre révolution. Je n’ai pas la même opinion que lui sur les destinées de l’Europe