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Ce projet arrêté, il commence par une excursion à New-York, Washington et Richmond, pour s’habituer peut-être à vivre loin de sa famille, et avec l’intention de recueillir des lettres de recommandation pour son grand voyage d’Europe. Dès ce moment, il ouvre son journal de voyage ; dès lors aussi il montre la singulière aptitude, dont il profita tant plus tard, à s’introduire aisément près des personnages que les lettres, les arts ou la politique mettent en évidence. On sait quelle adresse les journalistes américains, bientôt imités en cela par leurs confrères d’autres pays, ont déployée en ces derniers temps pour obtenir des entrevues avec le héros du moment : Ticknor avait de naissance le génie de ces interviewers ; plus discret, il ne communiquait qu’à ses amis intimes le résultat de ses visites ou même il en enfouissait le souvenir dans ses papiers. Pour débuter, le voilà à Washington avec une invitation à dîner chez le président Madison. A son arrivée à la Maison-Blanche, il ne trouve ni aide-de-camp, ni secrétaire pour l’introduire. Le président le reçoit lui-même, le présente à mistress Madison. La réunion se composait d’une vingtaine de personnes, deux ou trois officiers en épaulettes avec des mines vulgaires des membres du congrès qui n’avaient pas l’air de se connaître. La situation politique était alors assez critique : les Anglais avaient mis le siège devant la Nouvelle-Orléans ; on craignait à chaque instant d’apprendre que cette ville était tombée en leur pouvoir. On passe dans la salle à manger; Ticknor, se tenant en arrière avec la modestie qui convient à son âge, se dirigeait vers le bas bout de la table, lorsque le président l’appelle et l’installe tout confus à la place d’honneur, entre lui-même et mistress Madison. Tel était l’usage, paraît-il, à Washington. Cette singulière marque d’estime s’expliquait d’ailleurs par une recommandation fort chaude de son compatriote l’ancien président John Adams. Après un moment d’embarras, il était homme à profiter de cette heureuse entrée dans le monde; mais de quoi parler? M. Madison, outre que les événemens le rendaient sombre, semblait ne pas savoir à qui il avait affaire. Mistress Madison, bonne femme, de manières avenantes, paraissait n’avoir aucun usage. La conversation devait porter de préférence sur ce que l’on appelle en langage parlementaire des questions ouvertes, des questions sur lesquelles on peut différer d’avis sans se compromettre. L’éducation et la religion en firent tous les frais. Sur le premier point, on s’entendait sans doute à merveille, et sur le second aussi, bien qu’il y eût presque autant d’opinions que de convives. L’un était quaker, l’autre unitarien ou épiscopalien.

Cette sèche description d’un dîner ne donne-t-elle pas tout de suite l’idée de ce qu’était déjà, de ce que fut plus tard le salon d’un président démocrate? A Monticello, chez le fédéraliste Jefferson,