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que par l’exemple et la tradition; mais personne n’ignore que l’instruction primaire y est à peu près universelle, que l’enseignement des lettres et des sciences s’y donne dans des universités bien dotées, qu’il s’y est trouvé déjà des poètes et des historiens dont la renommée a franchi l’Atlantique. Boston, la patrie de Franklin, est entre toutes la ville de l’intelligence. C’est là qu’a vécu Ticknor, dont les mémoires posthumes nous apportent de curieuses révélations sur la société européenne à trois époques différentes. Il est venu en Europe en 1815, en 1835, en 1856, c’est-à-dire, en ce qui concerne la France, sous trois règnes différens. Il a séjourné huit ans dans l’ancien monde, allant de Dresde à Madrid, de Londres à Rome, en passant par Paris bien entendu, quoique par instinct il se défie un peu de notre pays. La littérature lui a donné accès auprès des écrivains connus, ses qualités personnelles lui ont ouvert les portes des salons politiques; le soir il n’a jamais manqué d’inscrire sur son journal de voyage les impressions de la journée avec une finesse, avec une sagacité que le lecteur ne peut méconnaître même lorsqu’il est impossible de partager tout à fait son opinion. Enfin, et ce n’est pas le moindre de ses mérites, il est animé d’une bienveillance uniforme pour quiconque ne blesse pas ses convictions politiques ou religieuses. En religion, il est protestant rigoriste, comme un vrai descendant des puritains du XVIe siècle, qui préférèrent s’expatrier plutôt que de sacrifier leurs croyances. En politique, il est fédéraliste comme Washington, avec un dédain complet pour la populace, avec un respect profond pour la souveraineté du peuple, avec une confiance absolue dans l’avenir de la liberté. Certes il dut produire un effet singulier dans le monde presque exclusivement monarchique, souvent même absolutiste, qu’il fréquentait dans les capitales européennes. On s’imagine volontiers qu’il dut y avoir le succès de curiosité qu’avait obtenu son compatriote Franklin un demi-siècle auparavant. Il s’agit ici non point de ce qu’on a pensé de lui, mais de ce qu’il a pensé des autres. Il faut sans doute faire un choix dans les récits qu’il a laissés. Cependant c’est beaucoup de n’être forcé par les convenances que d’effacer un mot çà et là.


I.

George Ticknor naquit à Boston le 1er avril 1791. Son père, qui possédait une bonne instruction pour l’époque, avait d’abord été maître d’école. Soit fatigue, soit désir d’arriver plus vite à l’aisance, il devint ensuite épicier et acquit dans le commerce une fortune indépendante. Sa mère, veuve en premières noces d’un M. Curtis dont elle avait eu plusieurs enfans, s’était faite elle-même institutrice