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aussi, malgré la surprise que nous éprouvons, que ce Forum, qui nous paraît si étroit, a pu contenir tous ceux qui voulaient assister à quelque procès important, ou qui venaient apporter leurs suffrages un jour de vote. Peut-être, après tout, le nombre de ces votans était-il moins considérable que nous ne sommes tentés de le croire; peut-être la place n’était-elle suffisante que parce qu’une partie de ceux qui avaient le droit d’y venir restaient chez eux. Vers la fin de la république, à mesure que les assemblées populaires devenaient plus orageuses, les gens sages et modérés, qui dans tous les pays sont les plus timides, prirent l’habitude de s’en éloigner. Quand on vit qu’elles se terminaient d’ordinaire par des rixes sanglantes, ceux qui craignaient le bruit cessèrent d’y paraître. Cicéron se plaint avec amertume de cette désertion des comices, et parle de certaines lois qui ont été votées par quelques citoyens à peine et qui même n’avaient pas le droit de voter. C’est ce qui explique que tant de Romains aient si aisément accepté l’empire ; il leur était assez indifférent d’être privés des droits politiques auxquels ils avaient eux-mêmes renoncé.

Le Forum finit pourtant, sous l’empire, par paraître trop petit; les assemblées populaires n’existaient plus alors, mais les promeneurs, les oisifs, les curieux, devenaient de plus en plus nombreux, et les étrangers arrivaient de tous les coins du monde. On prit le parti, non pas d’agrandir l’ancien Forum, ce qui n’aurait pu se faire qu’en détruisant des monumens historiques, mais d’en bâtir d’autres autour de lui. César commença, les autres princes l’imitèrent, et comme chacun d’eux tenait à effacer ses prédécesseurs, les dépenses devinrent à chaque fois plus considérables et les constructions plus belles. C’est ainsi qu’on parvint à créer, au cœur de la cité souveraine, le plus bel ensemble de monumens et de places publiques dont une ville se soit jamais honorée. L’étranger qui entrait à Rome par la voie Flaminienne, et qui, après avoir traversé le Forum de Trajan, celui de Nerva, de Vespasien, d’Auguste et de César, arrivait enfin dans l’ancien Forum romain, où la beauté des édifices était relevée par la grandeur des souvenirs, devait être étrangement surpris de ce spectacle. Quelque grande idée qu’il se fût faite dans son pays des merveilles de Rome, il lui fallait reconnaître que ses rêves restaient fort au-dessous de la réalité ; il sentait bien qu’il se trouvait dans la capitale du monde, et il revenait chez lui plein d’une admiration qui ne s’effaçait pas pour cette ville sur laquelle tout l’univers avait les yeux et qu’on n’appelait plus, depuis le second siècle, que « la ville sacrée! »


GASTON BOISSIER.