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éloquent. Il avait précisément parlé ce jour-là avec beaucoup d’esprit et accablé son adversaire des railleries les plus mordantes. Tout à coup, pendant que Crassus répondait, le Forum fut traversé par un cortège funèbre; c’était une femme du sang des Brutus qu’on portait au bûcher, entourée de toutes les images de ses aïeux. Crassus, prompt à saisir l’occasion et se tournant vers son rival : « Que fais-tu là tranquillement assis? lui dit-il; que veux-tu que cette vieille femme aille annoncer sur toi à ton père, à tous ces grands hommes dont tu vois les images, à ce L. Brutus qui délivra le peuple du joug des rois? de quel travail, de quelle gloire, de quelle vertu te dira-t-elle occupé[1]? » Et il continua à reproche toute sa vie à l’indigne descendant d’une si grande famille. C’est ainsi qu’un des spectacles qu’offrait le Forum à ceux qui le fréquentaient fournit à l’un des grands orateurs de Rome l’occasion d’un de ses plus beaux mouvemens oratoires.

Mais ce qui appelait surtout la foule au Forum, c’étaient les assemblées politiques. Celles qui s’y réunissaient étaient de trois sortes : 1° les comices législatifs (consilia plebis, comitia îributa), où l’on votait des lois; 2° les réunions ordinaires (conciones), où l’on n’avait rien à voter, et que convoquait un magistrat qui avait à faire quelque communication au peuple; 3° les procès politiques, qui se plaidaient en présence de tout le monde, devant des jurés tirés au sort et présidés par un préteur. De ces trois sortes de réunions, la première, c’est-à-dire les comices législatifs, était la plus importante; c’était aussi la plus rare. Quelque manie qu’aient les peuples libres de changer sans cesse leur législation, on ne peut pas avoir tous les jours des lois à faire ou à défaire[2]. J’ajoute que ce n’était peut-être pas celle où l’on se rendait avec le plus d’empressement. Ces grands discours sérieux, où l’on développe des idées générales, où l’on discute les intérêts de l’état, sont moins à leur place dans les assemblées populaires que dans les réunions restreintes, qui ne renferment que des gens éclairés. La multitude y prend d’ordinaire assez peu de plaisir : ils sont trop calmes et trop froids pour elle. Il fallait à Rome, pour la passionner, qu’une question

  1. J’emprunte, pour ce passage de Cicéron, la traduction de M. Villemain. Il a mis en scène cette anecdote, dans son Tableau de la littérature au dix-huitième siècle, avec un peu de fantaisie peut-être, mais d’une manière fort intéressante. Sa narration, qui produisit un grand effet, commence par ces mots : « Voyez d’ici le Forum tel qu’il n’est plus, cette place immense, arène journalière du peuple-roi, etc. » Il y a là un peu plus d’imagination que de vérité, et l’on vient de voir combien le Forum est loin d’être « une place immense. » Ce que décrit M. Villemain, ce n’est pas « le Forum tel qu’il n’est plus, » c’est le Forum tel qu’il n’a jamais été.
  2. De tous les discours que nous avons conservés de Cicéron, il n’y en a que trois, la Manilienne et deux des discours sur la loi agraire, qui aient été prononcés devant le peuple, pour lui conseiller ou le détourner de voter une loi.